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La philosophie future pourra ne pas attribuer à l’homme le libre arbitre conçu à la façon vulgaire, comme un pouvoir absolument indéterminé entre les contraires, capable de choisir l’un tout aussi bien que l’autre au même moment, sorte de hasard personnifié. Il est douteux que cette liberté d’indétermination et d’indifférence, qui est le fond du libre arbitre tel qu’on l’entend d’ordinaire, soit elle-même morale : elle fait de nos actes des accidens détachés pour ainsi dire de notre caractère, sans lien déterminé avec ce caractère, avec ce qui constitue notre individualité. Nous voulons une chose, et nous aurions pu tout aussi bien, dans les mêmes dispositions et les mêmes circonstances, vouloir l’opposé ; comment alors qualifier moralement un acte aussi arbitraire, qui n’est plus l’expression de nous-même et de notre volonté vraie, mais un événement superficiel et fortuit, un météore intérieur ? Il est peu probable que cette conception continue de subsister dans la morale à venir, parce qu’au fond elle n’est pas plus morale qu’elle n’est scientifique.

En résulte-t-il que le déterminisme doive réduire notre individualité à une sorte d’inertie et d’inaction ? Sans doute les doctrines déterministes plus ou moins mal interprétées, qui se répandent de plus en plus, semblent avoir eu pour première conséquence de diminuer le sentiment de la volonté et de la liberté personnelle, d’exercer ainsi une influence dépressive ; mais ce n’est là qu’un effet transitoire qui tient à ce que ces doctrines offrent encore aujourd’hui d’incomplet et d’inexact. Notre volonté a beau agir selon des lois, non au hasard, elle n’en est pas moins notre volonté et n’en a pas moins son action dans l’ensemble des actions qui doivent déterminer l’avenir. S’il y a un mécanisme universel, c’est qu’il y a partout des causes plus profondes qui se manifestent par des relations mutuelles dans le temps et dans l’espace sous cette forme de mécanisme. Dans une bataille, les combattans ne sont pas produits par la tactique, mais il y a une tactique parce qu’il y a des combattans, et le combat même a lieu selon certaines lois extérieures parce qu’il y a des lois plus intimes qui produisent le conflit même, — des lois de passions, d’intérêts, de pensées, etc. La métaphysique exclusivement mécaniste confond la tactique de l’univers avec les vraies tendances primordiales de la réalité qui engendrent ultérieurement et consécutivement cette tactique, cet ordre constant de bataille dans le conflit des forces.

Nous croyons d’ailleurs, pour notre part, qu’on peut introduire dans le déterminisme un élément de réaction sur lui-même en montrant l’influence que les idées, y compris l’idée même de liberté, exercent sur leur propre réalisation. On n’a plus alors, comme dans l’autre hypothèse, une machine qui poursuit