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la conscience se juge elle-même en s’apercevant ; elle est une mesure à la fois psychologique et morale, elle classe les phénomènes intérieurs en les saisissant, elle établit des plans, comme le regard même, une hiérarchie et un centre de perspective : ce centre, c’est la volonté tendant à réaliser ce que Hegel appelait la satisfaction véritable du moi véritable.

Outre notre moi individuel, nous avons, en second lieu, ce qu’on peut appeler un moi social. Ma patrie, c’est moi, en tant qu’il y a en moi tout un ensemble d’idées, de sentimens et de tendances qui me la rendent présente et intime, et qui sont bien encore moi. Ma personne est prolongée en autrui et fondue avec un ensemble de volontés qui poursuivent la même fin. Toute solidarité non plus abstraitement conçue, mais réellement sentie et, par cela même, agissante en nous, devient partie intégrante de notre individualité même, « s’intègre » avec le tout appelé moi. En fait, nous pouvons agir et nous agissons sous l’idée dominante de la société, comme si le groupe dont nous sommes membres était encore nous-même, du moins au point de coïncidence entre nous et tous. Sans cette « intégration » ou fusion avec le moi, les idées de Patrie ou d’Humanité n’agiraient pas comme elles agissent ; elles demeureraient des entités abstraites, de simples signes logiques, tandis qu’elles deviennent des élémens et des facteurs réels de ma volonté, des idées-forces, par leur pénétration intime dans le moi.

La complexité réelle du moi sous la simplicité de l’acte par lequel il a conscience se manifeste dans les cas maladifs où l’on voit la personnalité devenir double et parfois triple. C’est le grossissement anormal d’un fait normal ; il y a réellement en chacun de nous plusieurs centres d’action et de gravitation, plusieurs idées-forces dont chacune, si elle était seule, entraînerait notre être entier dans son tourbillon. L’abnégation est la substitution d’un moi plus large à un moi plus étroit : celui qui se dévoue à la patrie devient tout entier patrie, celui qui se dévoue à l’humanité devient tout entier humanité.

Enfin nous avons ce qu’on peut appeler un moi universel et cosmique, qui est l’ensemble de nos tendances vers le tout. Plus la science et la métaphysique, d’un commun accord, mettront en lumière la solidarité des êtres au sein de l’être, des membres de l’univers au soin de l’univers, l’action réciproque de chacun sur tous et de tous sur chacun, plus elles démontreront, en d’autres termes, que le moi n’est pas son tout à lui-même, qu’il est seulement une partie d’une existence plus large, une unité dans une société universelle, plus l’idée croissante de l’univers s’accompagnera d’une tendance également croissante de la volonté vers