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selon eux, ne peut chasser, et qui, comme un Protée, se déguise sous toutes les formes. L’amour-propre n’est pas, comme l’ont cru les partisans de l’égoïsme radical, un sentiment élémentaire et irréductible d’où dériveraient nécessairement tous les autres. Il est au contraire la résultante d’un grand nombre de sentimens plus simples, qui ne sont pas tous, à l’origine, franchement orientés vers le moi : instinct de conservation, curiosité, orgueil, honneur, pudeur, regret, etc. Le prétendu égoïsme foncier de l’enfant n’est que la domination d’instincts encore inférieurs à ceux de l’adulte et en rapport avec l’état même de l’enfant ; l’amour de soi véritable ne peut prendre naissance que lorsque la conscience de soi s’est développée : ignoti nulla cupido, et la conscience n’est pas du premier coup individualisée, centralisée par la réflexion. Ce qui est à nous ou provient de nous ne nous plaît que parce que nous le connaissons mieux, le sentons et le vivons plus intimement ; en un mot, parce qu’il est l’objet d’une conscience directe et concrète, d’une vraie « réalisation. » Nous ne connaissons les autres hommes que comme d’autres nous-mêmes plus lointains ; il faut bien que nous les aimions d’abord moins que nous, parce qu’ils sont moins connus, pour les aimer ensuite autant que nous et parfois plus que nous-mêmes.

Enfin, n’y eût-il eu encore aucun acte de volonté vraiment désintéressée, c’est un fait, et un fait scientifique, que nous avons tout au moins l’idée du désintéressement. Cette idée est même, nous l’avons vu, essentielle à notre intelligence : on peut dire que, par nature, l’intelligence est désintéressée, puisqu’elle est objective, puisqu’elle conçoit l’objet réel indépendamment des sujets particuliers, l’être universel et la vérité universelle. Or ce développement de l’intelligence rend possible, ne fût-ce que par la seule force de l’idée, une réalisation progressive du désintéressement dans la volonté même.

Tant intérêt pris à une idée en fait une idée-force. D’après ce qui précède, une idée aura une force d’autant plus expansive, conséquemment d’autant plus morale, qu’elle sera plus générale et plus voisine de l’universel. A vrai dire, il y a en nous, non-seulement par notre constitution naturelle, mais encore par l’accumulation d’effets que produit l’hérédité, trois centres principaux d’attraction autour desquels graviteront toujours nos idées, nos sentimens, nos désirs. Le premier de ces systèmes astronomiques, dans le firmament intérieur, est l’idée du moi. L’idée-force du moi a une action : c’est le moi actuel anticipant par la pensée et par le désir son avenir indéfini, concevant par là un moi idéal qui demande à se réaliser. Il y a ainsi un moi qui juge le moi :