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l’état interne de ces atomes, augmenter leur bien-être ou leur malaise, s’ils ont un bien-être et un malaise : mon action a donc pour moi une signification purement mécanique. Non philosophique et métaphysique. Aussi est-elle moralement indifférente. Voilà, dans la classification hiérarchique des actes, un premier degré que toute philosophie future ne saurait manquer de reconnaître. Mais si, au lieu de pousser en avant une machine, je pousse en avant un homme qui me résiste et qui souffre de cette violence exercée, mon action retentit dans une autre conscience, elle s’exerce sur des réalités, les seules réalités à moi connaissables, elle ne modifie plus simplement des apparences pour ma conscience, sans que j’aie le besoin ni le pouvoir de deviner ce qui se passe au-delà ; elle modifie une autre conscience, que je ne puis m’empêcher de concevoir en même temps que la mienne et semblable à la mienne. Mon action a une portée psychologique et métaphysique, et c’est pour cela qu’elle a une portée morale.

Alors, en effet, je n’opère plus sur de simples phénomènes ; j’opère, sinon sur les êtres en soi, du moins sur les êtres pour soi, sur les êtres qui se pensent, — et c’est une chose bien plus importante que tout le reste. En fait, l’homme que je pousse malgré lui proteste et s’écrie : « vous me traitez comme une machine, comme une chose. » — Ce qui revient à dire : « vous me traitez comme si j’étais simplement un ensemble de rapports existant pour votre pensée et non pour eux-mêmes, une apparence pour votre conscience, un fantôme dans votre rêve, comme si mon existence dépendait exclusivement de la vôtre, comme si la vôtre était la seule, comme si, au fond, la vôtre ne dépendait pas aussi de la mienne, et toutes les deux d’une existence plus vaste, celle du tout, que nous concevons également. Votre action, au point de vue purement scientifique et, mécanique, peut être rationnelle, en parfaite conformité avec le parallélogramme des forces, réductible à une équation algébrique des plus exactes ; mais est-elle aussi rationnelle au point de vue philosophique ? Non, puisque votre conscience ne tient pas compte de cet élément capital du problème, ma conscience, qui est pourtant aussi réelle que du vôtre, d’espèce identique à la vôtre, et sans laquelle même, dans la solidarité universelle, la vôtre m’existerait pas. De là il résulte que faction où nous tenons compte de la conscience d’autrui, et de son degré de similitude avec la nôtre, sera toujours intellectuellement supérieure à celle où nous ne tenons compte que de notre propre conscience et de ses manières d’être individuelles.

Nous croyons donc que la philosophie morale devra un jour, avant tout, reconnaître et distinguer profondément les deux manières dont nous pouvons nous représenter à nous-mêmes les êtres