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Comme la métaphysique même, la théorie des mœurs tend de plus en plus à s’établir sur l’expérience, — j’entends l’expérience complète, non pas seulement extérieure, mais encore et surtout intérieure ; — la morale future devra donc chercher son fondement inébranlable dans la plus radicale des expériences. Or quelle est l’expérience première que toutes les autres supposent et où elles reviennent toutes se concentrer ? — C’est la conscience même de soi, qui n’est pas une hypothèse métaphysique, qui est mieux qu’un simple fait et qui est plus qu’une loi scientifique. Selon nous, la morale sera l’ensemble des conséquences qu’on peut déduire pour la conduite, non-seulement des conditions de la vie individuelle et sociale, comme le croit l’école de Comte et de Spencer, mais encore d’une analyse complète de l’expérience intérieure, c’est-à-dire de la conscience considérée en sa constitution essentielle.


I

Recherchons d’abord le fondement intellectuel de la moralité que devra reconnaître toute science des mœurs. A-t-on réfléchi à cette merveille intérieure de la conscience qui n’échappe à notre attention que parce qu’elle est ce qu’il y a pour nous de plus familier, étant nous-mêmes ? Nous ne pouvons nous concevoir isolément, nous ne pouvons, comme disent les Allemands, « poser » notre moi qu’en lui « opposant » d’autres êtres et, principalement, d’autres moi. La conscience, au lieu d’être fermée, est nécessairement ouverte ; au lieu d’être un absolu qui se suffit à lui-même, elle enferme une relation essentielle entre moi qui pense et quelque autre être que je pense. Dans cette prétendue solitude, dans ce désert apparent de ma conscience, je ne puis prononcer le mot moi, sans qu’un écho répète le même mot pour le compte des autres, et cela à l’infini : je ne me conçois qu’en société avec autrui et, si on va jusqu’au bout, en société avec l’univers. La conscience est donc sociable par nature, non point seulement par accident. Il est aussi impossible de trouver une conscience absolument individuelle que de trouver un aimant qui n’aurait qu’un seul pôle. Descartes a dit : Je pense, donc je suis ; il aurait pu aussi bien dire : Je pense, donc d’autres êtres existent ; je pense, donc vous êtes. La pensée est nécessairement objective, et les objets de ma pensée sont tous plus ou moins analogues à moi-même : tel sera, croyons-nous, le principe à la fois psychologique et métaphysique de la morale à venir, aussi fondamental que le cogito de Descartes.