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observation si simple, et sur laquelle pourtant je croyais avoir insisté suffisamment, n’ait frappé ni M. Anatole France, ni le rédacteur de la Revue scientifique. « Allez de l’avant, disent-ils aux philosophes, hardiment, sans regarder derrière vous, sans vous occuper des conséquences logiques ou absurdes qu’on pourra tirer de vos travaux. Cherchez la vérité, sans avoir le souci des applications qu’elle comporte ; soyez sûrs qu’une vérité est toujours bonne à dire, et que ni la morale, ni la société, ni l’humanité, ne peuvent avoir pour bases l’erreur et la routine. »

C’est qu’aussi bien, si M. France consent que les idées agissent sur les mœurs, l’anonyme de la Revue scientifique, au contraire, est de ceux qui ne croient pas à l’influence des idées ou des théories sur les actes. « Est-ce que jamais, dit-il, une théorie abstraite a pu conduire à un mouvement de la passion ? Depuis quand une idée religieuse empêcha-t-elle un acte coupable d’être exécuté ?… Les hommes sont menés par des passions, non par des idées abstraites… » J’admire cette façon libre et dégagée de rayer de l’histoire de l’humanité tout ce que la morale et la religion ont inspiré d’efforts, de sacrifices et de dévoûmens. Oh ! la malheureuse parole ! « Depuis quand une idée religieuse empêcha-t-elle un acte coupable d’être exécuté ? » Mais… depuis qu’il y a des idées religieuses, et surtout, si c’est la crainte, avec les plus avancés de nos savans, qu’on assigne aux religions pour première origine. Crainte ou amour, encore aujourd’hui même, le monde est heureusement plein de braves gens, peu versés dans les subtilités de la casuistique ou de la physiopsychologie, qui s’abstiennent de mal faire parce que leur Dieu le leur a défendu ; qui font le bien parce que le même Dieu leur a enjoint de le faire ; à qui le plus grave reproche que nous puissions peut-être adresser, c’est parfois de confondre et de mêler trop étroitement la morale avec la religion, et le bien avec Dieu. Mais on affecte volontiers de croire, parce que l’on en serait bien aise, que ceux qui sont justes, charitables et bons, le sont comme on a les cheveux noirs ou le nez aquilin. Cela dispense de leur savoir gré des efforts qu’ils font pour se rendre meilleurs. Et comme cette justice ou cette bonté ne sont guère d’usage dans le siècle où nous sommes, on n’ose pas encore le dire ; mais, au fond, on les trouve un peu mais d’être justes et bons.

« Est-ce que jamais, dit encore l’anonyme, une théorie abstraite a pu conduire à un mouvement de la passion ? » Qu’est-ce qu’il appelle « une théorie abstraite ? » Le darwinisme, par exemple, ou la théorie mécanique de la chaleur ? Dans le dernier cas, je conviens avec lui qu’il me serait difficile d’établir un rapport entre le théorème de Clausius et le progrès croissant de la criminalité. Mais, pour le premier cas, et en attendant que l’idée de la « lutte pour la vie, » — quand elle aura pénétré plus avant, — devienne dangereuse, je le défie bien