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nettement la personnalité de chacun d’eux. Ici encore, le Danemark vient en bon rang, l’inspiration de ses modeleurs ne doit rien qu’à elle-même. Les Russes ont leurs orfèvres-émailleurs ; malheureusement, les maîtres de Moscou ne nous ont pas apporté cette année tout ce qu’ils pourraient montrer pour grandir leur légitime réputation. Même regret pour M. Castellani, qui ne nous a pas donné le plaisir de revoir ses bijoux grecs et pompéiens. L’Espagne, tour à tour étincelante et sombre, est tout entière dans le travail de ses damasquineurs, dans ces plats et ces boucliers de fer noir où le fil d’or promène ses arabesques, sème des fleurs brillantes sur un champ de deuil, tisse des manteaux de vermeil sur les épaules des nègres. On se figure ainsi la vaisselle d’un roi maure, somptueuse et triste ; pour décrire l’élégance nerveuse, un peu sèche, des métaux alliés sous le marteau de Zuloaga, il ne faudrait rien moins qu’un sonnet de M. de Heredia. L’argenterie anglaise, autrefois consacrée par la mode, semble moins prisée depuis que notre engouement va au frère Jonathan. Il est convenu qu’il faut se pâmer devant les vitrines de M. Tiffany, devant le luxe étourdissant de ces hanaps ventrus, de ces bijoux contournés, rehaussés d’énormes gemmes inédites. L’argentier de New-York rencontre des effets d’une étrangeté saisissante dans les dessins qu’il empruntait naguère à l’archéologie assyrienne, dans ceux que lui inspirent maintenant les monstres de tous les règnes, les éléphans, les orchidées. Mais est-ce bien le dernier mot de l’art, ces formes massives et ces lourdes végétations ? Elles prouvent surtout aux pauvres diables d’Européens que l’argent coule dans les creusets américains comme la fonte dans nos hauts-fourneaux ; on les dirait combinés pour bien emplir les larges paumes des manieurs de pépites, pour chatouiller de leurs saillies les calus restés aux mains qui ont brandi le pic dans les placers. Et ce doivent être de fortes femmes, celles qui se servent de ces objets de toilette et portent quelques-unes de ces parures. Après avoir admiré comme il faut ces rudes inventions, je sens combien je suis arriéré, quand mon plaisir me ramène devant les œuvres délicates de nos ciseleurs ; par exemple les Sept péchés capitaux, le coffret exécuté par M. Diomède pour un de nos grands orfèvres parisiens.

Le succès de M. Tiffany est dû pour une bonne part à l’imitation hardie des Japonais. Alors, que l’on me conduise tout droit chez ces prodigieux bonshommes. Peu ou prou, toute l’industrie européenne les imite aujourd’hui, les orfèvres comme les céramistes ; mais vis-à-vis d’eux, nous serons toujours des disciples bien gauches. Le ciel leur a départi le plus rare des dons, celui de voir le monde comme il est vivant et divers.