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d’excellentes briques, il n’y manque pas d’emplacemens pour des hôtels magnifiques, des canaux projetés peuvent y amener un grand commerce, la richesse qui en est la suite naturelle doit y attirer les beaux-arts ; enfin, c’est la ville du monde où l’on peut le mieux vivre dans l’avenir. »

Morris ne perdait pas de vue les affaires du vieux monde, si occupé qu’il fût des travaux du sénat américain. Il ne crut pas un moment à la durée de la paix signée entre la France et l’Angleterre ; « ce traité plein de menaces a réduit l’Angleterre au rang de puissance de second rang et obligera l’Angleterre, dans peu de temps, à prendre les armes pour défendre son indépendance. » Avec une France commandant en maîtresse depuis les bouches de l’Adige jusqu’à celles de l’Ems, le « marquis de Brandebourg » n’avait plus qu’à se remuer dans l’orbite que lui fixerait le premier consul.

Aussitôt que les rapports se tendirent de nouveau entre l’Angleterre et la France, Napoléon prit le parti de vendre la Louisiane aux États-Unis. « Les grands arbitres des affaires humaines, écrivait Morris à M. Necker à Coppet, le temps et le sort ont prononcé la séparation des deux mondes. Et que vaut la politique contre les décrets de l’Éternel ? » L’achat de la Louisiane était-il constitutionnel ? On interrogea sur ce point Morris, qui avait travaillé à faire la constitution. « Je suis bien certain, dit-il, de n’avoir point eu en vue d’insérer un article de crescendo imperio dans la constitution de l’Amérique, sans examiner si une limitation de territoire est ou n’est pas essentielle à la durée d’un gouvernement républicain. Je suis certain que le pays entre le Mississipi et l’Atlantique dépasse les limites assignées par la prudence, si une limitation quelconque était nécessaire… Je savais alors comme aujourd’hui que toute l’Amérique du Nord doit à la longue nous être annexée… heureux si notre soif de domination s’arrête là. J’aurais considéré comme parfaitement utopique d’opposer une restriction sur le papier à la violence du sentiment populaire dans un gouvernement populaire. »

Morris, sur la question de la cession de la Louisiane, se sépara de son parti qui s’opposait au traité, dans la crainte de trop augmenter l’influence du sud dans les conseils de l’union. Il ne s’était pas trompé en prédisant que la paix d’Amiens n’était qu’une trêve. Le premier consul méditait l’invasion de l’Angleterre. « Mon opinion, écrivait Morris le 25 novembre 1803, est que si l’Angleterre continue la guerre avec vigueur, elle brisera le pouvoir de son adversaire. Dieu ! quel moment pour un grand homme qui prendrait le plan de M. Addington ! « Il avait fini par reconnaître