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LES GAIS COMPAGNONS.

chemar. J’étais si nerveux, si enfiévré qu’il me parut impossible de rester au lit, je descendis donc l’escalier et, traversant la cuisine où dormaient ensemble Rorie et le nègre, j’allai prendre l’air devant la maison. La nuit était merveilleusement claire, avec un nuage suspendu, çà et là, dernier vestige de la tempête ; la marée, presque en son plein, faisait rugir les merry men dans la tranquillité de la nuit. Jamais je n’avais entendu leur chant avec cette émotion, même au plus fort des tempêtes : — Ainsi, pensais-je, même quand les vents s’apaisent, quand tout dort dans la nature du sommeil de l’été, quand la douce clarté des étoiles pleut sur la terre et sur les flots, ces insatiables continuent à pousser leurs cris de carnage ! — Vraiment ils me semblaient représenter le mal ici-bas, le côté tragique de la vie. Et leurs vociférations n’étaient pas seules à troubler le silence ; une note humaine les accompagnait, tantôt aiguë, tantôt noyée dans leur tapage, et je reconnaissais cette voix, c’était celle de Gordon Darnaway. La crainte des jugemens de Dieu me saisit et je rentrai dans la maison comme dans un lieu d’asile.

Quand je me réveillai pour la seconde fois, il était tard ; je sautai dans mes habits et courus à la cuisine ; Rorie et le nègre l’avaient quittée depuis longtemps. Dans quel dessein ? Je tremblai, sans savoir au juste pourquoi. Certes on pouvait compter sur le bon cœur de Rorie, mais non pas sur son discernement. C’était sans doute afin de rendre à mon oncle quelque service qu’il était sorti ; mais pourquoi avait-il emmené l’homme, dans lequel les pires terreurs du pauvre fou se trouvaient incarnées ? Me méfiant de son zèle maladroit, j’allai m’assurer sur-le-champ de ce qu’il avait pu faire et, quoique j’aie bien souvent escaladé les côtes abruptes d’Aros, je ne crois pas avoir jamais marché comme je le fis ce matin-là. En tout, l’ascension ne prit pas douze minutes.

Le fou avait quitté son perchoir, après avoir ouvert notre panier et jeté sur l’herbe ce qu’il contenait, sans goûter à la nourriture. Du reste, aucune autre trace d’existence humaine, à perte de vue. Le ciel était déjà rempli de clarté, la cime sourcilleuse du Ben-Kyaw s’enveloppait de rose ; mais, au-dessous de moi, l’aube seule régnait sur les rudes monticules de l’ile et sur le miroir poli de la mer.

— Rorie ! m’écriai-je, Rorie !

Ma voix expira dans le silence, et rien ne me répondit.

Je continuai de courir, restant sur les plus hauts éperons et promenant incessamment mes regards à droite et à gauche, jusqu’à ce que j’eusse atteint le sommet du tertre qui domine Sandag. De là je découvrais le navire naufragé, la ceinture de sable, les vagues