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forcé d’y renoncer, l’avait vu, une dernière fois, assis comme auparavant sur la crête d’Aros. Dans l’excitation la plus violente de cette chasse, le pauvre insensé n’avait pas articulé un son. Il fuyait, aussi rapide qu’une bête fauve, et ce silence avait terrifié celui qui le poursuivait. Il y avait quelque chose de déchirant dans une pareille situation ; comment s’emparer du fou, comment le nourrir jusque-là, que faire de lui lorsqu’il serait capturé ? Telles étaient les trois difficultés que nous avions à résoudre.

— La vue du nègre, fis-je observer, a déterminé son accès ; peut-être la présence seule de cet homme retient-elle mon oncle loin de sa maison. Nous avons fait notre devoir en lui accordant un jour d’hospitalité ; maintenant je propose que Rorie le reconduise en bateau à Grisapol.

Mary fut de mon avis, et, sans perdre une minute, nous appelâmes notre hôte pour le reconduire tous ensemble jusqu’à l’embarcadère ; mais la volonté de Dieu s’était déclarée contre Gordon Darnaway ; une chose insolite était arrivée pour la première fois ; pendant la tempête les amarres avaient dû se rompre, et le bateau détérioré gisait dans quatre pieds d’eau. Pour le remettre à flot, il fallait bien trois jours d’ouvrage au moins. Cependant ma volonté ne se laissa pas vaincre par cet obstacle ; choisissant l’endroit où le bras de mer était le plus étroit, je nageai jusqu’à la rive opposée, puis j’indiquai au nègre de me suivre. Avec le calme et la netteté qu’il apportait toujours dans sa mimique, il répondit qu’il ne savait pas nager. Ma dernière espérance se trouvait vaine, il n’y avait qu’à retourner au logis où notre hôte incommode nous suivit sans le moindre embarras.

Tout ce que nous pûmes faire fut de tenter une fois de plus de communiquer avec Gordon Darnaway ; il s’échappa encore, mais nous laissâmes derrière lui un manteau et un panier de provisions ; d’ailleurs il ne pleuvait plus, la nuit promettait d’être chaude ; nous pouvions sans trop d’alarmes attendre le lendemain. Après…, j’avais mon plan de campagne : placer le noir du côté de Sandag, Rorie à l’ouest et moi à l’est pour former de notre mieux un cordon qui lui barrerait le passage ; vu la configuration de l’île, on pourrait ainsi réussir à le repousser vers les basses terres, le long d’Aros-Bay, et là, malgré sa force décuplée, il serait facile d’avoir enfin raison de lui. Je comptais beaucoup sur la peur qu’il avait du nègre ; s’il fuyait, ce ne serait pas dans tous les cas du côté de cet inconnu qu’il prenait pour le diable.

Je passai une partie de la nuit à former ce projet ; après quoi, je m’endormis pour rêver de naufrages, d’hommes noirs, d’aventures sous-marines et me réveillai en sursaut au milieu de ce cau-