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LES GAIS COMPAGNONS.

taille se découpait presque gigantesque, mise en relief par le ciel et la mer. J’ai dit cent fois que je n’étais pas superstitieux ; mais en ce moment, bourrelé comme je l’étais par des idées de péché et de mort, l’apparence inexpliquée d’un étranger dans cette île solitaire produisit sur mes nerfs une violente impression. Il semblait à peine possible qu’aucun être humain eût abordé vivant par une mer telle que celle qui avait fait rage la nuit précédente ; l’unique vaisseau que l’on put découvrir, à des milles de distance, s’était perdu parmi les merry men ; je me sentis assailli de doutes intolérables, et, pour en finir, je hélai l’inconnu comme un navire.

Il se tourna vers moi et parut déconcerté ; cela me rendit aussitôt du courage. Je multipliai les signaux, et alors, sautant sur le sable, il commença d’avancer lentement, avec hésitation. De nouveau, je l’encourageai du geste. Probablement cet abandonné n’avait pas entendu vanter l’hospitalité de notre île ; et de fait, à cette époque, les Écossais du rivage, un peu plus au nord que nous, avaient une triste réputation.

— Tiens ! m’écriai-je, cet homme est noir.

Au moment même, d’une voix que l’émotion rendait méconnaissable, mon oncle entremêla les jurons et les prières. Il était tombé sur ses deux genoux, la face décomposée. À chaque pas que faisait vers lui l’abandonné, la volubilité de son débit et la ferveur de son langage redoublaient. J’appelle cela prier, faute d’un autre mot ; mais jamais, assurément, des propos aussi incongrus n’avaient été adressées au Créateur. Je courus à ce malheureux, je le saisis par les épaules, je le remis debout.

— Silence ! lui dis-je, respectez du moins en paroles le Dieu que vous avez offensé en actions. Ici, sur le lieu même de vos crimes, il vous envoie le moyen de réparer ; profitez-en, accueillez comme un frère ce misérable qui se recommande à votre compassion.

Là-dessus je m’efforçai de l’entraîner jusqu’au nègre ; mais, me terrassant avec une force extraordinaire, il laissa entre mes mains une partie de sa veste et s’enfuit ; je le vis escalader comme un chamois la colline d’Aros aussitôt que je fus parvenu à me relever tout meurtri. Le nègre s’était arrêté, stupéfait, à mi-chemin entre moi et les ruines du naufrage, et déjà mon oncle était loin, dans la direction opposée, bondissant de roc en roc. Partagé entre deux devoirs, je me décidai, — que Dieu me pardonne si j’eus tort ! — en faveur du pauvre étranger abandonné sur les sables. Celui-là n’était pas responsable de son infortune, et cette infortune était de nature à se laisser soulager ; que faire, au contraire, pour un lunatique incurable tel que mon oncle ? Je m’avançai donc vers le noir, qui attendait