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LES GAIS COMPAGNONS.


V.

Rorie s’en alla chercher à la maison du feu et un déjeuner ; mais mon oncle était résolu à parcourir le rivage, et je trouvai de mon devoir de l’accompagner. Maintenant il semblait tranquille, très faible d’esprit et de corps. Ce fut avec la curiosité impatiente d’un enfant qu’il poursuivit son exploration : grimpant aux rochers, interrogeant la retraite des vagues, s’emparant, au péril de sa vie, d’une planche brisée, d’un bout de cordage, comme s’il se fût agi d’un trésor. C’était pitié de le voir, tout chancelant, s’exposer à de périlleuses glissades ; mon bras s’étendait, prêt à le protéger ; je le retenais par ses vêtemens, je l’aidais à sauver ses pitoyables épaves ; une bonne, accompagnant un enfant, n’aurait pas eu un autre rôle que le mien. Cependant, quelque brisé qu’il fût par l’espèce de réaction qui suit un accès de démence, les passions qui couvaient chez lui étaient celles d’un homme robuste. Sa terreur de la mer, un instant maîtrisée, persistait quand même ; la mer eût été un lac de feu, qu’il n’eût pas redouté davantage son contact ; une fois, ayant enfoncé jusqu’à mi-jambe dans une flaque d’eau, il poussa un cri qui ressemblait au cri de la mort. Après cela, il s’arrêta haletant ; mais son désir de recueillir du butin fut le plus fort, et de nouveau il se mit à ramasser avec ardeur quelques morceaux de bois en dérive, bons tout au plus à mettre dans le feu. Il maugréait :

— Aros est un mauvais pays pour les naufrages. Depuis tant d’années que je suis ici, cela ne fait que le second.

— Mon oncle, lui dis-je, profitant de ce que nous étions sur un banc de sable découvert où rien ne venait solliciter son attention, je vous ai vu hier comme je n’aurais cru vous voir jamais…

— Parce que j’avais bu ?… C’est un défaut contre lequel je ne peux rien. Il n’y a pas d’homme plus sobre que moi à l’ordinaire ; mais, quand j’entends souffler le vent, il faut que je boive.

— Vous si religieux, m’écriai-je, commettre ce péché !

— Si ce n’était pas un péché, je n’y tiendrais peut-être pas autant. Vois-tu, mon garçon, c’est comme une bravade. Je me fais l’effet d’un diable,… d’un diable de la mer… Je suis avec la mer, je ris, et je crie, et je danse dans la tempête ni plus ni moins qu’un de ses merry men.

J’essayai de le toucher au défaut de la cuirasse ; me tournant, je lui montrai cette ligne sur le sable que, malgré leur nombre et leur fureur, les vagues ne franchissent jamais.

— La mer, lui dis-je, doit aller jusque-là et non pas plus loin. Dieu l’a décidé, lui qui est son maître et plus puissant qu’elle.