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LES GAIS COMPAGNONS.

rapet, une bouteille aux lèvres. Comme il la posait à terre, il nous vit et indiqua qu’il nous reconnaissait, en agitant un bras au-dessus de sa tête.

— A-t-il donc bu ? criai-je à l’oreille de Rorie.

— Il boit toujours quand le vent souffle, répondit Rorie sur le même ton.

C’était tout ce que je pouvais faire que de l’entendre.

— Était-il déjà ainsi en février ? repris-je.

La réponse affirmative de Rorie me combla de joie, le meurtre n’avait donc pas été commis par calcul et de sang-froid ; c’était un acte de folie qu’on ne pouvait pas plus condamner qu’excuser ; mon oncle était un fou dangereux, mais il n’était ni vil ni cruel comme je l’avais craint. Et cependant, quel cadre que celui-là pour une débauche ! J’ai toujours pensé que l’ivrognerie était un vice sauvage et presque effrayant, démoniaque plutôt qu’humain ; mais s’enivrer dans ces nuits épaisses, au bord de cette falaise qui surplombait l’abîme des eaux, le pied au bord du précipice, l’oreille tendue à des bruits de naufrage, n’était-ce pas chose incroyable de la part d’un homme qui croyait si fermement à la damnation et qui était superstitieux jusqu’au fond de l’âme ?

Quand nous atteignîmes son abri, je vis dans l’ombre ses yeux étinceler d’une lueur féroce.

— Eh ! Charlie ! eh ! mon garçon, c’est beau, n’est-ce pas ? s’écria-t-il. Regarde-les, continua-t-il en m’attirant au bord du gouffre d’où s’élevaient ces clameurs effrénées et ces nuages d’écume ; regarde-les danser ; sont-ils méchans !

Il prononça ce mot de méchant avec complaisance.

— Ils appellent la goélette, reprit-il de sa voix grêle et frémissante, très distincte, grâce à la protection du parapet ; et aussi voyez comme elle approche, toujours plus près, et plus près, oui, toujours plus près ; et ils savent, et tout le monde sait qu’ils l’auront tout à l’heure. Charlie, mon garçon, ils sont tous soûls sur la goélette, là-bas, tous étourdis par la boisson. Ils étaient tous soûls, les hommes du Christ-Anna ; personne n’aurait le courage de se faire noyer en mer sans l’eau-de-vie. Que sais-tu du contraire ? reprit-il avec une soudaine explosion de fureur. Je te dis que cela ne pourrait pas être autrement. Ils n’oseraient pas se noyer sans elle. Tiens, — et il me tendit sa bouteille, — bois un coup.

J’allais refuser, mais Rorie me toucha comme pour m’avertir de céder. Je pris la bouteille, et non-seulement je bus largement, mais je réussis à en verser davantage encore par terre. C’était du feu, je faillis m’étrangler en l’avalant ; mon oncle, la tête renver-