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puis il les baissa vers la terre et tira ses doigts les uns après les autres d’un air stupide ; évidemment il était hors d’état de parler.

— Venez, poursuivis-je. Il faut penser aux autres. Venez sur la colline voir un bateau qui se perd.

Il obéit sans répondre, suivant avec lenteur ma marche impatiente. On eût dit qu’un ressort s’était cassé chez lui, tant il escaladait lourdement les rochers, au lieu de sauter de l’un à l’autre, comme il le faisait d’habitude. Et il me fut impossible d’obtenir qu’il se pressât. Une fois seulement il me répondit en gémissant :

— Je viens, mon garçon, je viens.

Et une grande pitié pour lui éteignit les sentimens d’indignation qu’il m’avait inspirés d’abord. Si le crime avait été monstrueux, le châtiment était dur en proportion.

Enfin nous atteignîmes le sommet de la colline : tout était noir et orageux, le dernier rayon de soleil éteint. Le vent remplaçait la pluie ; depuis le peu de temps que je l’avais quittée, la mer était devenue beaucoup plus haute ; elle commençait à se briser sur les premiers récifs et gémissait déjà très haut dans les cavernes d’Aros. D’abord je cherchai vainement la goélette.

— La voici, dis-je enfin.

Mais sa nouvelle position et le chemin qu’elle avait pris m’étonnèrent.

— Ils ne peuvent penser à gagner la pleine mer, m’écriai-je.

— C’est pourtant leur intention, dit mon oncle avec une sorte d’allégresse bizarre.

Au moment même, les manœuvres de la goélette prouvèrent qu’il avait raison. Ignorant la violence du courant dans nos eaux semées d’écueils, ces étrangers allaient aveuglément à un désastre certain.

— Grand Dieu ! m’écriai-je, ils sont tous perdus !

— Oui, tous, répliqua mon oncle. Ils n’avaient qu’une chance, filer sur Kyle Dona. Mais, vu la route qu’ils ont prise, leur affaire est claire, quand bien même le diable leur servirait de pilote. Eh ! mon neveu, continua-t-il, en me touchant la manche, voilà une fameuse nuit pour un naufrage. Deux en un an ! Les Gais compagnons vont danser pour le coup !

Je me demandai s’il était dans son bon sens. Il levait vers moi un regard qui sollicitait la sympathie et où brillait une joie timide. Tout ce qui s’était passé entre nous semblait effacé déjà.

— S’il n’était pas trop tard, m’écriai-je indigné, je prendrais le bateau de pêche et j’irais à leur secours.

— Non, répliqua mon oncle, avec un accent de protestation, ne te mêle pas de ces choses-là. C’est sa volonté, — et il ôta son bonnet, — la volonté de Dieu. — Et quelle belle nuit pour cela, hein ?