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supposition plus probable, n’était-ce là qu’une épave plus récente du brick étranger ? Cette boucle de soulier avait-elle été portée naguère encore par un homme de mon temps, qui avait appris les mêmes nouvelles que moi au jour le jour, pensé mes propres pensées, prié peut-être dans le même temple ? Quoi qu’il en fût, j’étais assailli de sentimens lugubres, les paroles de mon oncle : « Les morts sont là, dans le fond, en rangs pressés, » tintaient à mes oreilles, et, quoique bien déterminé à plonger une fois de plus, je ne me rapprochai qu’avec répugnance de l’arête du rocher. Au moment même, un grand changement se manifesta dans l’apparence de la baie, ce ne fut plus cet intérieur clair, visible comme une maison recouverte en verre, où le soleil sous-marin dormait si tranquille ; une brise, je suppose, avait ridé sa surface, une sorte de trouble et de noirceur remplissait son sein où se confondaient en désordre des éclairs et des nuages ; la terrasse elle-même, sous l’eau qui la recouvrait, semblait frémir et se balancer confusément. S’aventurer dans ces embûches inconnues devenait chose plus grave qu’au premier plongeon et, quand je repris mon élan, ce fut avec un tremblement de toute mon âme.

Je m’accrochai comme la première fois, de nouveau je fouillai les rameaux flottans. Tout ce que touchait ma main était froid, doux et visqueux. Ce taillis sous-marin fourmillait de crabes, et j’avais à m’endurcir contre l’idée d’un charnier voisin peut-être qui attirait cette troupe vorace. De tous côtés, je sentais le grain et les aspérités de la pierre ; ni planches, ni fer, aucun signe de naufrage ; l’Espirito Santo n’était pas là. Je me rappelle qu’une sensation presque agréable tempéra mon désappointement ; je me trouvai soulagé d’un grand poids et je me préparais à m’en aller, quand quelque chose arriva qui me fit bondir épouvanté à la surface. Mes investigations m’avaient désheuré, il était déjà tard, le courant fraîchissait avec le changement de marée, Sandag-Bay n’était plus un lieu sûr pour un nageur isolé. Eh bien, voilà que tout à coup le courant passe dans la forêt sous-marine avec la violence d’une vague ; je lâche prise, je suis rejeté de côté, instinctivement je cherche un autre appui, et mes doigts se ferment sur quelque chose de dur, de froid… Je devine à l’instant ce que c’est,… lâchant le goémon, je remonte à la surface et regagne au plus vite le roc hospitalier, en tenant dans ma main l’os d’une jambe humaine !

L’homme est une créature matérielle, lente à penser et à percevoir la liaison des choses entre elles. La tombe, le naufrage du brick, la boucle rouillée étaient certes des avertissemens assez clairs ; un enfant aurait lu couramment cette funeste histoire, et pourtant ce ne fut que lorsque j’eus touché ce débris de squelette que toute l’horreur de la situation me saisit. Je déposai le tibia au-