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qu’il soit, — trois cents pieds à peine, — il domine toutes les terres environnantes et on y jouit d’une grande vue sur la mer et les îles. Le soleil, levé depuis quelque temps déjà, me brûlait la nuque ; l’atmosphère était orageuse, quoique claire ; au nord-ouest, où les îles sont le plus nombreuses, de petits nuages s’effrangeaient, serrés les uns contre les autres comme les oiseaux d’une même couvée. La tête grise du Ben-Kyaw portait un solide chaperon de brume ; donc le temps menaçait. Il est vrai que la mer était lisse comme du verre ; le Roost lui-même n’y traçait qu’un pli, et les joyeux compagnons, les merry men, se coiffaient à peine d’un léger bonnet d’écume. Mais, pour mon oreille, pour mes yeux, familiarisés avec ces parages, la mer était inquiète ; ses longs soupirs montaient vers moi comme un avertissement, et, malgré les airs tranquilles qu’affectait le Roost, je ne doutais pas qu’il ne complotât quelque tour de sa façon. J’ai oublié de dire que tous, nous autres habitans de cette côte, nous attribuons sinon une véritable prescience, du moins la faculté d’avenir, à cet étrange et dangereux produit des marées. Je me hâtai donc et j’eus vite descendu la pente d’Aros jusqu’à Sandag-Bay, — une anse assez vaste, si on la compare aux dimensions de l’île, et bien abritée contre les vents, sauf contre celui qui prédomine ; sablonneuse et bornée par des dunes basses à l’ouest, tandis qu’à l’est elle baigne une chaîne de rochers au pied de laquelle l’eau est profonde. C’est de ce côté qu’à un certain temps de chaque marée, le courant dont mon oncle avait fait mention agit si fortement sur la baie ; un peu plus tard, quand le Roost s’élève, un contre-courant se porte plus violemment encore dans la direction opposée ; c’est l’action de ce dernier, je suppose, qui exerce tant de ravages. Hors de Sandag-Bay on ne voit rien, sauf un petit morceau de l’horizon, et, par le gros temps, les vagues donnant l’assaut à un récif.

À mi-chemin de la colline, j’aperçus le navire naufragé au mois de février précèdent, un brick de tonnage considérable, gisant, les reins brisés pour ainsi dire, à sec sur l’angle oriental des sables ; je me dirigeai aussitôt vers lui, et j’atteignais déjà la marge du gazon, quand mes yeux se fixèrent soudain sur un point dépouillé de la bruyère qui croissait partout ailleurs ; un de ces monticules allongés, de forme presque humaine, que l’on rencontre d’ordinaire dans les cimetières, s’y dessinait. Je m’arrêtai comme si j’eusse reçu un coup. Personne ne m’avait parlé de mort ni d’enterrement dans l’île : ni Rorie, ni mon oncle, ni sa fille… Celle-ci, assurément, ignorait,… et cependant là, devant moi, il y avait, à n’en pas douter, une tombe. Je me demandai, en frissonnant, quel homme dormait son dernier sommeil, en attendant le signal du jugement,