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yeux que Dieu vous a donnés, vous connaîtriez toute la méchanceté de cette mer fausse, froide et coléreuse ; une méchanceté qui est aussi celle de tous ses habitans : les homards et leurs pareils qui fouillent et déchirent les morts, et les baleines, et le clan des poissons, sans excepter aucun d’eux. Oh ! l’horreur, l’horreur de la mer !…

Nous assistâmes stupéfaits à cette explosion ; l’orateur lui-même, après une dernière apostrophe prononcée de sa voix rauque, parut s’enfoncer mélancoliquement dans ses propres pensées ; mais Rorie, toujours avide de superstitions, le ramena à son sujet en lui demandant s’il avait jamais vu un diable de mer.

— Pas distinctement, répondit mon oncle ; je ne crois pas qu’un homme qui aurait vu, ce qui s’appelle vu, un démon de cette sorte pourrait continuer à vivre ; mais un de mes camarades, Sandy Gobart, avec qui j’ai navigué, en a vu un, et, là-dessus, il est mort.

— C’était un triton apparemment, insinua Rorie.

— Un triton s’écria mon oncle, avec mépris. Propos de vieille femme… Il n’y a pas de tritons.

— Mais à quoi ressemblait cette créature ? demandai-je.

— Que le ciel me préserve de le savoir ! Elle était coiffée d’une espèce de chaperon, voilà tout ce qu’on peut dire.

Alors Rorie, piqué au vif, raconta plusieurs histoires de tritons, de sirènes, de chevaux de mer qui étaient venus dans les îles pour attaquer les navires qui passaient. Et mon oncle écoutait en dépit de son incrédulité… il écoutait avec une curiosité inquiète.

— Bon, dit-il à la fin, c’est peut-être vrai, c’est peut-être faux ; mais je ne rencontre rien sur les tritons dans l’Écriture.

— Vous ne trouvez rien non plus sur le Roost, peut-être bien, fit observer Rorie. — Et son argument parut avoir un certain poids.

Le dîner fini, mon oncle m’emmena derrière la maison ; nous nous installâmes sur un banc. L’après-midi était très chaude et très calme ; à peine une ride à la surface de la mer, aucune voix, sauf le cri des mouettes et le bêlement des moutons. Peut-être ce repos de la nature se communiquait-il à Gordon Darnaway, car il se montra plus raisonnable et moins excité qu’auparavant. Il me parla même de ma carrière avec une sorte d’entrain, mais à chaque instant revenait une allusion au bâtiment perdu ou aux trésors que ce naufrage avait apportés dans l’île. Je l’écoutais rêveur, méditant, à part moi, une démarche hardie.

Trois quarts d’heure environ s’étaient écoulés, quand mon oncle, qui n’avait cessé de regarder furtivement l’étendue de la petite baie, se leva en m’engageant à l’imiter. Il faut que je dise ici que la violence de la marée à la pointe sud-ouest exerce tout autour de la côte une influence perturbatrice. Dans la baie de Sandag, au