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LES GAIS COMPAGNONS.

pas ne détournèrent pas ses pensées du cours qu’elles avaient pris. Il condescendit bien à me faire quelques questions sur mes succès à l’université, mais il paraissait songer à autre chose et même lorsqu’il prononça les grâces, très longuement selon sa coutume, j’entrevis des signes de préoccupation dans cette prière ; à propos du dîner ne demanda-t-il pas à Dieu sa miséricorde pour de pauvres pécheurs qui se tenaient là devant lui, au bord des grandes eaux profondes ?… Puis ce fut un échange de discours bizarres entre lui et Rorie.

— Était-il là ?

— S’il y était ?… Sans doute, sans doute…

Tous les deux parlaient en manière d’aparté, avec un embarras que sembla partager Mary, car elle devint rouge et baissa les yeux sur son assiette. Pour mettre fin à la contrainte générale et aussi parce que ma curiosité était excitée, je hasardai :

— Vous parlez du poisson ?

— Quel poisson ? s’écria Gordon Darnaway. Il a dit le poisson ! Voilà bien ces blancs-becs, qui ne pensent qu’aux choses charnelles ! Le poisson ! Il s’agit d’un esprit…

Mon oncle s’exprimait avec véhémence, comme s’il eût été en colère. De mon côté, avec la vivacité des jeunes gens qui n’aiment pas à être rembarrés, je me récriai contre ce que j’appelais des superstitions enfantines,

— Et cela vient du collège, ricana mon oncle. Dieu sait ce que les gens y apprennent ! Crois-tu vraiment, mon gars, qu’il n’y ait rien dans le monde de la mer que ce que nous en voyons d’ici, des herbes qui poussent, des bêtes qui cherchent leur pâture et le soleil qui jour par jour y plonge ? Non, la mer est comme la terre, mais plus terrible. S’il y a des individus à terre, il y en a aussi sous l’eau, morts peut-être ; mais ce sont des individus tout de même, et quant aux diables, il n’y a pas de diables comparables aux diables marins. Autrefois quand j’étais jeune, j’ai rencontré au sud, dans la Peewie Moss, un vieux loup-garou chauve ; je l’ai vu, de mes yeux, assis sur son derrière, avec l’apparence d’un pourceau et gris comme la pierre d’une tombe ; vraiment il faisait peur, mais il n’attaquait pas les honnêtes gens. Sans doute c’était un réprouvé qui s’était fait haïr du Seigneur et qui était parti avec son péché sur l’estomac ; il ne se jetait probablement que sur des créatures pareilles à lui ; mais il y a des diables dans la mer qui dévoreraient un communiant. Eh, messieurs, si vous étiez descendus tout au fond avec les pauvres matelots du Christ-Anna, vous sauriez aujourd’hui ce qu’il faut penser de la mer ; si vous y aviez navigué aussi longtemps que moi, vous détesteriez, comme je le fais, l’idée de recommencer ; si vous vous étiez seulement servis des