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nous les voyions repartir, et puis la voile retombait… Je te le dis, ils ont eu une mauvaise journée. Celui qui aurait réussi à gagner la terre par une journée comme celle-là aurait pu se vanter !

— Et tous ont été perdus ? m’écriai-je avec émotion. Que Dieu leur soit en aide !

— Chut ! interrompit-il sévèrement, personne sous mon toit ne priera pour les morts.

Je me défendis d’avoir donné un sens papiste à mon souhait involontaire, et Gordon Darnaway parut accepter mes excuses avec une facilité qui n’était pas dans ses habitudes, tant il avait hâte de reprendre ce qui était devenu évidemment pour lui un sujet de prédilection.

— Nous l’avons trouvé dans la baie de Sandag, Rorie et moi, avec toutes ces choses ; il se sera perdu dans le Roost ; quand la marée court fort sur les merry men et qu’on peut entendre le Roost gronder au bout d’Aros, un contre-courant se précipite droit dans la baie. Ce courant-là, vois-tu, a mis le grappin sur le Christ-Anna qui a dû entrer la poupe en avant, tu le verras par sa position, mais quel coup quand il a touché ! Que le Seigneur ait pitié de nous ! C’est une dure vie que celle d’un marin, une vie de hasards ; j’en ai traversé plus d’un dans mon temps. Pourquoi Dieu a fait toute cette eau-là, c’est ce que je n’ai jamais pu comprendre. Il a créé les vallées, les pâturages, les arbres, la campagne et tout cela chante vers lui, comme dit le psaume, car il les a faits heureux… Heureux, c’est encore une manière de parler, mais enfin on comprend ce que David veut dire. David prétend aussi, reprit mon oncle en citant la version métrique des psaumes, que ceux qui vont faire le commerce dans les grandes eaux voient l’œuvre de Dieu et ses merveilles ; mais je doute qu’il ait beaucoup pratiqué la mer pour en dire tant de bien. Moi, si ce n’était pas imprimé dans la Bible, je serais tenté de croire que ce ne fut pas le Seigneur, mais plutôt le diable qui créa la mer. Rien n’en sort de bon que le poisson. Je gage qu’en fait de merveilles, le Seigneur a montré de tristes merveilles au Christ-Anna ! Être jugé la nuit, au milieu des dragons de l’abîme !… Et leurs âmes… pensez à leurs âmes… à leurs âmes qui n’étaient pas préparées peut-être… La mer, porte de l’enfer !…

Je remarquai, tandis que mon oncle parlait, qu’il était ému comme je ne l’avais jamais vu encore et singulièrement démonstratif dans ses façons. Par exemple, en terminant, il toucha mon genou de ses doigts étendus et avança un pâle visage où les yeux brillaient d’un feu sombre, tandis que tremblaient les lignes tirées de sa bouche. L’entrée même de Rorie et le commencement du re-