jambe. Sur les dix milles de Grisapol à Aros, on ne découvrait, du chemin, aucune maison, quoiqu’il y en eût au moins trois, éparses à droite et à gauche dans les terres. Une grande partie du Ross est couverte d’énormes blocs de granit serrés les uns contre les autres, entre lesquels un fouillis inextricable de fougères sert d’abri aux reptiles. De quelque part que souffle le vent, c’est toujours l’air marin que l’on respire, salé comme si l’on était à bord. Les goélands sont aussi nombreux que les coqs de bruyère[1], sur toute la lande, et chaque fois que le sentier monte un peu, on voit étinceler les flots. Au milieu même des terres il m’est arrivé d’entendre rugir la grande voix des brisans que nous appelons merry men, les gais compagnons. Aros, Aros Jay, ce qui signifie dans la bouche des indigènes la maison de Dieu, n’est pas proprement un morceau du Ross dont il forme l’angle sud-ouest ; un petit bras, qui ne mesure pas quarante pieds à l’endroit le moins large, l’en sépare. Cette flaque d’eau est tranquille et claire à marée haute ; on la prendrait pour un étang, mais les algues, les poissons diffèrent, et sa couleur est verte, au lieu d’être brune. Un jour ou deux par mois, la morte eau permet d’aller à pied sec d’Aros au continent. Mon oncle profitait des bons pâturages sur cet îlot, plus élevé que le reste du Ross, pour nourrir les moutons, sa principale ressource ; la maison était une bonne maison pour le pays, haute de deux étages, avec vue à l’ouest sur la baie et une petite jetée tout près, où s’amarrait le bateau.
Sur toute cette partie de la côte, en particulier près d’Aros, les grands rochers de granit dont j’ai parlé descendent vers la mer pêle-mêle comme les bêtes d’un troupeau ; arrivés là, ils gardent la même attitude que leurs frères du rivage. Seulement c’est l’eau salée qui se glisse entre eux, au lieu de la terre silencieuse ; ce sont des touffes d’œillets de mer qui fleurissent leurs flancs, au lieu de la bruyère ; c’est le congre qui s’enroule à leur base, au lieu des vipères venimeuses. Pendant les jours calmes vous pouvez errer en bateau parmi les récifs durant des heures ; l’écho familier vous suit dans ce labyrinthe, mais quand les vagues sont en courroux, que le ciel vienne en aide à l’homme qui entend bouillir un pareil chaudron ! Au-delà de la pointe sud-ouest, ces blocs sont très nombreux et de beaucoup plus grande taille ; ils couvrent bien dix milles marins. Un jour clair, où le vent soufflait de l’ouest, j’ai compté du haut d’Aros non moins de quarante-six rochers submergés en partie et contre lesquels se brisent lourdement des
- ↑ Les naturalistes nous pardonneront de traduire moorcock, moorfool, etc., par coq de bruyère, nom que l’on donne communément, mais improprement, au grouse d’Écosse.