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LES GAIS COMPAGNONS.

teau m’avait fait aborder la veille au soir à Grisapol ; j’eus le déjeuner que peut fournir la petite auberge et, laissant mon bagage, jusqu’à ce qu’une occasion se présentât de le faire transporter par mer, je traversai, d’un cœur joyeux, le promontoire.

Ce pays n’était pas le mien, car la souche dont je sors appartient sans mélange aux basses terres ; mais un oncle à moi, Gordon Darnaway, après quelques années passées en mer, avait épousé une jeune femme des îles, Mary Maclean, dernière de sa famille, qui, lorsqu’elle mourut, en donnant le jour à une fille, lui laissa la ferme d’Aros. Cette ferme, battue par les flots, ne rapportait à son propriétaire que strictement de quoi vivre. Mon oncle avait toujours été poursuivi par la mauvaise fortune ; ayant désormais à prendre soin d’un enfant, il dit adieu aux aventures, et bon gré mal gré, resta où il était. Des années passèrent sur son isolement, sans apporter avec elles ni joie ni secours. Pendant ce temps, notre famille s’éteignit dans les basses terres. Orphelin, j’étudiais à l’université d’Édimbourg, quand quelques nouvelles qui me concernaient atteignirent le cap de Grisapol et l’oreille de mon oncle. Gordon Darnaway tenait fort aux liens du sang ; il m’écrivit dès le jour où mon existence lui fut connue, pour me prier de regarder sa maison comme la mienne. Depuis lors je passai régulièrement les vacances dans cette partie sauvage de l’Écosse, loin de toute société, sauf celle des morues et des coqs de bruyère ; et ce fut ainsi qu’à l’époque dont je parle, ayant achevé mes classes, je retournai à Aros, certain jour de juillet.

Le Ross, le promontoire de Grisapol, n’est ni haut ni large, mais les hommes l’ont laissé, jusqu’à ce jour, âpre et inculte comme Dieu l’a fait : il est entouré d’îles escarpées, d’écueils que redoutent les navires ; tout cela dominé à l’est par de très imposantes falaises et par le pic de Ben-Kyaw, la montagne du brouillard, en langue gaélique, — elle est la bien nommée, car ce sommet, qui a plus de trois mille pieds de haut, arrête au passage les brumes qui viennent de la mer et arbore son étendard gris, même quand le ciel est clair partout ailleurs. Le Ben-Kyaw est marécageux jusqu’au faîte. Combien de fois, assis au grand soleil sur la bruyère, avons-nous vu la pluie l’envelopper d’un crêpe noir ! Mais l’humidité ne rend souvent la montagne que plus belle. Quand le soleil frappe ses flancs, les roches mouillées et les petites sources brillent d’un éclat de joyaux.

Le sentier que je suivais était tracé par le bétail et serpentait de façon à doubler presque la longueur de mon voyage, passant par-dessus des rochers qui m’obligeaient de sauter de l’un à l’autre, s’abîmant dans des creux moussus où l’on enfonçait jusqu’à