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chacun sait que ce romancier voyageur est par excellence un citoyen du monde, — il nous semble pourtant n’être nulle part aussi bien inspiré que dans le pays natal. Voilà pourquoi nous nous sommes tenus avec lui à l’Écosse, en fixant notre choix sur les Merry Men, la plus longue des trois nouvelles. Sans doute elle perd beaucoup encore à la suppression de l’idiome local ; n’importe, cette poignante étude de la démence, issue du remords et surexcitée par la superstition, est assez intéressante quant au fond pour pouvoir se passer des ornemens accessoires de la forme ; le sel gaélique, semé à travers le dialogue, y entre à moins haute dose que dans Thrawn Janet ; à son défaut on peut se contenter des plus hautes qualités de M. Stevenson : la puissance descriptive, la préoccupation éminemment spirituelle des replis secrets de l’âme humaine, un art incomparable pour personnifier nos instincts et nos tentations. Ces Gais compagnons, ces démons de la mer qui dansent et qui hurlent autour des écueils, attendant une proie, sont cousins-germains du vieux Gordon Darnaway, descendant des tribus sauvages qui, au xvie siècle, furent la terreur des navires dont elles guettaient les dépouilles. Nous touchons du doigt pour ainsi dire l’intime parenté qui existe entre les forces de la nature et tel caractère abrupt formé au milieu de la fureur des élémens, de la cruauté inconsciente des choses, et endurci encore par une vie rude. Ces analogies, habilement indiquées, dispensent M. Stevenson d’appeler l’impossible au secours de la vérité, comme il l’avait fait pour nous exposer la dualité de l’être humain dans le cas curieux de Doctor Jekyll and Mr. Hyde. À travers le sinistre décor et les incidens extraordinaires, mais non pas invraisemblables, des Merry Men, tout en s’enivrant d’air salin et en écoutant souffler les bruits effrayans de la tempête, on voit passer devant soi les problèmes de la conscience et le douloureux mystère de la folie. Quant au surnaturel proprement dit, il n’existe que pour l’âme bourrelée de Gordon Darnaway ; nous ne reconnaissons pas comme lui le diable dans l’homme noir qui vient présider à son châtiment final, mais nous savons que la vie de chacun de nous peut être hantée par le souvenir, que des eaux les plus profondes peut sortir à l’improviste le spectre du remords, et qu’enfin il n’existe pas contre nous de justicier plus sûr et plus impitoyable que nous-même.


I.

On ne saurait imaginer plus belle matinée que celle qui, vers la fin de juillet, me vit partir une dernière fois pour Aros. Un ba-