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LES GAIS COMPAGNONS.

et de sa servante Jeannette, à qui le diable tordit le cou, serait faire grand tort à cette chronique villageoise naïvement racontée par les anciens de la paroisse de Balweary dans le vallon de Dule.

Olalla, qui se passe en Espagne, n’offre pas les mêmes difficultés. Elle plairait aux nombreux lecteurs qui, sans redouter dans un récit l’apparence du fantastique, ne sont pas fâchés de voir avant la fin ce fantastique expliqué. Olalla nous fait assister à l’horrible spectacle d’un vice moral, suivant le cours du sang dans une noble famille dont il amène la déchéance. Le mal héréditaire se reproduit sous forme d’idiotisme chez tel ’descendant, de folie furieuse chez tel autre, et arrête enfin une pauvre enfant, qui s’en croit menacée, au seuil du bonheur, fpi’elle se défend par un suprême effort. Sa beauté, un don transmis de génération en génération comme la démence chez les hôtes de la vieille residencia ruinée, théâtre de tant de désordres et peut-être de crimes, sa beauté, dont elle a honte et peur, exerce un mystérieux magnétisme, une fascination irrésistible sur un voyageur qui passe. Elle-même se sent entraînée à tomber dans les bras de cet inconnu, mais est-ce là de l’amom* ? n’est-ce pas plutôt l’instinct, l’aveugle instinct de la bête, le triste héritage contre lequel son âme doit réagir ? Le type physique indélébile des aïeux est en elle, d’autres femmes de la même lignée ont, au coiu’s des siècles, gagné le cœur des hommes avec ses yeux, menti avec sa voix, péché avec son corps, les générations précédentes la possèdent et l’agitent. Parfois il lui semble que rien de ce qui compose sa personnalité ne lui appartient, qu’elle est le fruit éphémère d’un arbre immortel, que l’individu ne compte pas, que la race seule existe, et elle s’est juré d’être la dernière de cette race perfide, voluptueuse et cruelle, descendue d’un haut rang à l’état le plus lamentable. L’instant où elle déclare sa résolution à celui qui l’aime et qu’elle aimerait aussi, une main appuyée à la croix qui montre aux deux jeunes gens, sur le bord du chemin où ils se sont rencontrés, le plus sanglant, le plus livide, le plus épouvantablement réaliste des Christs espagnols, est pathétique entre tous. La religion soutient et sauve cette enfant passionnée qui ployait sous le fardeau des fatalités d’origine, l’Homme de douleur, le Dieu qui a béni les sacrifices volontaires est avec elle et lui donne la force de prévaloir contre un ennemi intérieur, le pire de tous. Le défaut de ce drame, c’est qu’Olalla ne se borne pas à pratiquer son sacrifice, elle l’explique d’abord, elle le commente, elle expose avec trop de compétence philosophique et scientifique la grave question de l’atavisme. Et puis, si bien que M. Stevenson connaisse et décrive l’Espagne, où il est chez lui comme il était chez lui hier en Californie, comme il l’est aujourd’hui à Honolulu, — car