Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/951

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

assez pour dissiper le mirage de cette vaine et périlleuse popularité qui a retenti depuis quelques années. Ce qui se dégage avec assez de clarté et de précision du fatras des révélations et des contradictions suffit à réduire le personnage à ses vraies proportions, celles d’un ambitieux assez vulgaire, d’un agitateur sans scrupule et sans frein. Il est certain que du jour où il a entrevu la chance d’un rôle public, M. Boulanger a eu cette force d’une idée fixe que lui attribue M. le procureur-général de Beaurepaire, et, à défaut d’autre mobile, il a eu la passion du pouvoir et de ses avantages. Il a tout subordonné à son ambition et à la fortune qu’il rêvait. On peut le suivre pas à pas dans sa carrière, déjà en Tunisie comme au ministère, briguant à tout prix la popularité, tour à tour obséquieux avec ceux dont il a besoin et oublieux de ceux dont il ne peut plus se servir, abaissant sa dignité de soldat aux plus vulgaires dissimulations, aux plus inavouables manœuvres. Il marche entouré de gens tarés, repris de justice ou autres, de personnages suspects qu’il croit dérober à la police et que la police lui reprend bientôt, flottant les radicaux pour s’en faire un appui, payant les journaux et les brochures qui chantent ses louanges, faisant diffamer ceux de ses collègues de l’armée en qui il pressent des rivaux, essayant de briser ceux en qui il voit des obstacles. C’est assurément un personnage curieux, à peu près dénué du plus simple sens moral et se croyant tout permis, mêlant la ruse à la forfanterie, le calcul à une apparente cordialité, les plaisirs équivoques aux intrigues de l’ambition, — et au bout du compte, vivant on ne sait de quoi, en prétendant entretenu par des complices qui spéculent sur sa fortune ou par des dupes qui croient servir un intérêt politique. Rien de plus vrai : l’histoire est complète et instructive, le portrait est saisissant, l’homme est moralement jugé. Il reste cependant toujours un problème. Comment cette fortune s’est-elle élevée ? Comment un homme qui n’avait pour lui ni un passé plus brillant que d’autres, ni l’éclat du talent, ni l’autorité des services, a-t-il pu arriver à être une sorte de puissance menaçante pour les pouvoirs publics, pour la paix publique ? Après tout, M. Boulanger ne s’est pas fait tout seul, et M. le procureur-général Quesnay de Beaurepaire ne s’est point aperçu qu’en faisant l’histoire d’un homme, il faisait involontairement l’histoire des dernières années ; il rendait plus sensible l’état moral et politique où un phénomène aussi extraordinaire a pu se produire.

C’est là précisément ce qu’il y a de grave, en dehors de tout ce que les juges peuvent décider. Évidemment, si M. Boulanger a pu devenir un personnage à la popularité malfaisante, c’est qu’il a trouvé toutes les complicités de partis, c’est que le terrain lui a été préparé. On affecte sans doute de s’excuser, on croit se dégager de toute responsabilité en prétendant aujourd’hui qu’on ne le connaissait pas, qu’on ne pouvait pas soupçonner ce qu’il méditait, ce qu’il allait devenir. On en savait, ou dans tous les cas on ne tardait pas à en savoir assez pour