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racontait ma mère, je rêvais au bonheur d’être une tsarine ou quelque belle sultane.

J’avais seize ans, c’était par un jour d’hiver froid et lumineux. Une file joyeuse de traîneaux passa devant moi ; au son d’une musique entraînante ; des chevaux fougueux emportaient de jolies femmes enveloppées de fourrures et accompagnées de galans cavaliers. Je les suivis des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans le lointain, se dessinant à l’horizon comme une volée de corbeaux noirs, et, je me demandai : pourquoi ne peux-tu aussi glisser tes bras blancs dans de molles fourrures et t’étendre nonchalamment dans un traîneau doré ? Dieu ne t’a-t-il pas créée aussi belle que les autres ?

Par une tiède nuit d’été, je me baignais dans l’étang voisin, caché au milieu de la forêt. La pleine lune paraissait à travers les rameaux et me montrait mon image se reflétant dans l’eau. Je me trouvai belle, et folle de vanité, je couvris de baisers mes bras et mes épaules.

Quelques jours après, je cherchais des fraises dans la forêt. Un jeune couple s’avança vers moi. L’homme était grand et beau. La femme jeune, charmante et richement vêtue. Je savais qu’elle était la femme d’un autre, et pourtant, ils s’embrassaient en secret dans la forêt. J’étais debout, cachée parmi les broussailles, et je retenais mon souffle.

Oh ! comme ils s’embrassaient ! C’en était trop, j’étouffais. Je poussai un cri de biche blessée et m’enfuis en courant.

La nuit même, je quittai secrètement la maison paternelle.

J’arrivai dans la capitale ; là, au milieu de ce tourbillon brillant, je me sentais dans mon véritable élément. Je voyais la fortune devant moi, mais ne pouvais encore l’atteindre. Un jour, je me trouvai dans la rue, sans argent, tourmentée par la faim et grelottant de froid. Je m’arrêtai devant les vitrines illuminées, derrière lesquelles j’apercevais des bouteilles de Champagne et des pâtés appétissans qui excitaient ma convoitise ; je me vis entourée de femmes élégantes, enveloppées douillettement dans leurs grandes pelisses.

La nuit commençait à tomber, et je n’avais pas de lit. Je me mis à sangloter.

Au même moment, une vieille femme, à l’air digne, s’approcha de moi ; elle m’emmena avec elle, me fit bien manger et boire. J’eus enfin la volupté de glisser mes bras nus dans les larges manches d’une molle fourrure.

Cette femme me donna tout, et je lui vendis en échange mon corps et mon âme. Je me sentis heureuse jusqu’au jour où je fus