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nommé Roman Dorochenko, qui était venu passer quelques jours de vacances chez ses parens, de braves provinciaux.

Il avait le vrai type cosaque : grand, élancé, nerveux, les cheveux blonds coupés ras, il portait haut sa jolie tête aux traits sévères et réguliers, et ses yeux au regard hardi lui donnaient un air fier et provocant. Il n’achetait rien, n’avait rien à vendre, et ne prêtait pas plus d’attention aux tigres et aux jongleurs qu’aux jolies femmes dans leurs toilettes parisiennes et aux filles du village avec leurs lourdes tresses.

Il marchait au milieu de tout ce monde, comme parmi les arbres morts d’une sombre forêt de sapins, et paraissait absorbé dans ses pensées.

Soudain un grand mouvement se produisit dans la foule compacte. Il se fit un silence que troublait seul le cri perçant des aras ; tout le monde s’écarta avec une sorte de respect et un léger frémissement.

Une apparition étrange, mystérieuse et surhumaine traversa lentement la large voie que formait cette multitude d’hommes. C’était une jeune femme d’une beauté énigmatique, diabolique et angélique à la fois. Elle était grande et forte : son vêtement simple et de couleur sombre, retenu à la taille par une corde grossière, laissait voir son cou, sa nuque et ses bras magnifiques brûlés par le soleil. Elle marchait pieds nus, et la tête nue. Ses cheveux opulens, d’un blond rougeâtre, tombaient dénoués jusqu’à ses hanches. Sa belle tête, aux yeux candides, était courbée profondément et son dos ployait presque sous le poids d’une grande croix, grossièrement charpentée. Pourtant elle était aussi fière dans son abaissement, que touchante dans son mépris du monde. Tous la regardaient surpris ; quelques-uns faisaient le signe de la croix, mais personne n’osait lui adresser la parole.

Ce ne fut qu’à l’extrémité de la ville, arrivée aux dernières maisons, qu’une voix humaine résonna pour la première fois à son oreille.

Sur les marches d’une petite maison, nouvellement blanchie, une femme jeune et jolie se tenait debout, un petit bonnet sur la tête, se prélassant avec complaisance dans sa kazabaïka garnie de fourrure. Le poing sur la hanche, dans tout l’orgueil de sa vertu cruelle, elle lui jeta un regard moqueur et s’écria : « Ah ! Voyez la pécheresse, elle a flétri sa jeunesse dans la débauche, et maintenant qu’elle ne peut plus séduire personne, elle veut se réconcilier avec Dieu. C’est la flagellation qu’il te faudrait, Madeleine repentante, et si je t’avais sous la main, je t’aiderais bien à apaiser le ciel. »

La pénitente leva la tête et sourit. C’était comme un