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désormais, toute sa famille se composait de lui et de sa sœur Zarka, qui, d’un couvent de Raguse, où elle était élevée par des nonnes, accourut pour assister aux funérailles de son père.

— Mais qui vengera la mort du père ? demanda-t-elle au moment de monter dans la barque qui devait la reconduire à Raguse.

— Qui ? répliqua sourdement Spalatine d’un air menaçant, tu le sauras bientôt ; bientôt, tu entendras parler de moi.

En effet, un soir, que Chytran Valentak, au milieu du brouillard argenté de la lune, longeait, le fusil sur l’épaule, le bord du ravin qui séparait les deux villages, dans l’intention de tirer la zibeline, il s’entendit tout à coup s’appeler de l’autre bord.

— Qui m’appelle ?

— C’est moi, Spalatine.

Chytran comprit de quoi il s’agissait. — Je t’attends ! cria-t-il.

— As-tu ton fusil ?

— Oui.

— Penses-tu que la balle arriverait jusqu’ici ?

— Tu aurais tort d’en douter.

— Alors, si tu veux, nous compterons jusqu’à trois, et nous tirerons en même temps.

Spalatine s’avança jusqu’à l’extrême bord du gouffre, et mit en joue. Chytran en fit autant, de son côté, et compta : un, deux, trois. Les deux coups n’en firent qu’un : Spalatine et Chytran étaient toujours debout, mais, soudain, celui-ci invoqua la sainte Vierge, chancela et tomba, la figure en avant, au fond du ravin.

Dans la même nuit, Spalatine s’enfuit du village. Les gendarmes et les douaniers le cherchèrent longtemps en vain, mais en revanche, Lazar Valentak, le fils de Chytran, finit par le découvrir dans une des cavernes de la montagne, où Alda, sa fiancée, lui portait, de temps à autre, des vivres et des munitions.

Spalatine n’essaya pas de fuir. Il craignait la prison, mais il était prêt à recommencer la lutte avec ses ennemis mortels. Avec beaucoup de sang-froid et de courtoisie, les deux jeunes gens choisirent le champ de bataille, divisant entre eux le soleil et le vent, et s’avancèrent l’un sur l’autre, le handjar à la main.

Le combat fut long, et tellement acharné que leur sang coulait de plusieurs blessures, et que les forces commençaient à leur manquer. Enfin, Spalatine tomba frappé à mort. Faisant ensuite un dernier effort, Lazar Valentak se traîna jusqu’à la frontière monténégrine, qui se trouvait à une centaine de pas du lieu du combat, la franchit, et s’affaissa, en perdant connaissance, sur le sol étranger. Il fut trouvé dans cet état par un chasseur qui, avec l’aide d’une bergère, le porta dans le village monténégrin le plus proche.