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Au pied de ces rochers, s’étend un autre désert, mais, celui-là, brillant, étincelant, murmurant, plein de vie et de mouvement, c’est l’Adriatique azurée.

La principale famille de Bratinje était celle des Valentak. A Mladoska, les Dragalitsch étaient considérés comme les chefs du petit village. Une vieille, très vieille haine existait entre les deux familles depuis la domination des Vénitiens. Cette haine s’était montrée très ardente sous la souveraineté des Français, du temps de Napoléon Ier. A plusieurs reprises, la vendetta, cette loi sacrée des montagnards dalmates, avait fait des victimes parmi ces populations ennemies. Depuis lors, grondait une sourde rancune, qui se serait plus d’une fois manifestée par des actes sanglans, sans la vigilance des gendarmes autrichiens.

Un jour d’été, il arriva qu’Anaclète Dragalitsch, menant paître son troupeau, accompagné de son fils Spalatine, fut obligé d’aller loin, bien loin, jusqu’au Mont-du-Roi, avant de trouver un peu de verdure. Là, se trouvait déjà Chytran Valentak.

Pendant quelque temps, les chèvres et les agneaux des deux ennemis continuèrent de paître séparés, les uns des autres, comme s’ils eussent partagé les sentimens de leurs maîtres. Mais, tout à coup, deux béliers puissans s’étant rencontrés, ils se heurtèrent l’un contre l’autre, et leur lutte furieuse amena une dispute entre les deux hommes.

Tous deux étaient de vrais Dalmates, c’est-à-dire deux géants maigres et musculeux. La tête chauve de Chytran était remarquable par deux yeux sombres, aux regards perçans, enfoncés sous des sourcils touffus, tandis qu’Anaclète était reconnaissable à distance par les boucles blanches de sa chevelure, et sa moustache pendante, noire comme des ailes de corbeau.

Pour combattre, ces rudes pasteurs, espèce de chevaliers vêtus de toile grossière, méprisaient les armes vulgaires ; ils ne luttaient ni à coups de poing ni à coups de couteau. Après s’être provoqués par quelques apostrophes pleines de fureur, ils ôtèrent brusquement, comme à un signal donné, leurs manteaux velus et tirèrent leurs handjars de leur ceinture. Puis, ils se ruèrent l’un sur l’autre en poussant une sorte de cri de guerre.

Au moment où la lutte s’engageait, Spalatine, le fils de Dragalitsch, était éloigné de son père d’environ deux cents pas ; il se mit à courir, mais, quand il arriva, Anaclète était, étendu sur le sol, râlant. Chytran avait disparu.

Trois jours après ce duel, tous les parens des Dragalitsch étaient réunis dans la maison mortuaire, et lorsqu’ils l’eurent enterré avec toute la solennité usitée, Spalatine, gravement, dignement, prit possession du titre de chef de famille. Il faut dire que,