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mesure, et ils s’irritaient d’être ravalés au rôle de commis, sinon de valets du dictateur. Ils savaient que, le moment de l’action venu, ils trouveraient, pour le renverser, un appui dans leurs collègues de la section de la guerre ; mais ils savaient aussi qu’ils étaient méprisés de ces collègues et que Carnot ne ferait rien pour substituer leur tyrannie à celle des triumvirs. Ils rencontrèrent plus de dispositions dans le comité de sûreté générale. Ce comité de haute police avait passé longtemps pour le cénacle, par excellence, des purs montagnards. Mais Robespierre tirant à lui toute la police, le comité de sûreté générale se vit annulé dans la Terreur, et par suite compromis. Cependant les dissidens redoutaient encore trop les triumvirs et ne se jugeaient pas assez sûrs les uns des autres pour hasarder l’attaque, lis craignaient le courage froid de Saint-Just, la férocité de Couthon, et ils comprenaient que rien ne serait fait s’ils ne frappaient, du même coup, les trois associés. Ils attendirent l’occasion. Il se forma entre eux moins une conjuration proprement dite qu’une tendance commune à profiter des circonstances. Robespierre les soupçonnait ; il essaya de les prévenir.

Il n’avait qu’une tactique, qui lui avait toujours réussi. Il l’employa contre eux. Le 13 messidor — 1er juillet, — il porta au club des jacobins une longue délation contre les corrompus, les indulgens, les forcenés, les indociles. L’insinuation de toute la harangue fut que le salut de l’Etat exigeait l’épuration des comités. Il précisa davantage le 11 juillet, Barère, ce jour-là, présidait le club. On raconte que, rentrant chez lui, consterné, il dit à Vilate, qui l’avait suivi : « Je suis saoul des hommes ! » Puis il ajouta : « Ce Robespierre est insatiable ! » Barère lui abandonnait Cambon et la « clique dantoniste ; » mais sa propre « clique, » Duval, Audouin, Bourdon, Vilate, lui-même, Barère, enfin, voilà ce qu’il n’admettait pas. « Il est impossible d’y consentir. » Le bruit courut que les listes de proscription étaient préparées. Il en circula des copies. Soixante députés n’osaient plus coucher chez eux. Les suspects se rapprochèrent, mais ils ne s’ouvrirent les uns aux autres que pour reconnaître l’horreur de leur situation. Si Robespierre l’emportait encore, il les anéantissait ; s’ils, renversaient Robespierre, la Convention reprenait sa liberté et détruisait les comités. Ils se portèrent du côté où les risques semblaient le plus éloignés et ils essayèrent, en attirant la Convention dans leur entreprise, de se prémunir contre l’effet de leur propre victoire. Ils obéissaient à la nécessité de leur salut, la seule loi qu’ils eussent jamais suivie. Cette nécessité les avait poussés jusqu’alors à rechercher l’alliance des plus violens révolutionnaires ; elle les entraîna désormais à