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précédentes et mettait la France entière à la discrétion des triumvirs.

Le tribunal révolutionnaire, dit-il, est paralysé par la lenteur des procédures : plus de formes, plus de preuves ni de témoins ni même d’aveux : l’évidence suffira, et le juge jugera de cette évidence. « Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que celui de les reconnaître ; il s’agit moins de les punir que de les anéantir. » La patrie, ajouta Couthon, n’a pas seulement pour ennemis ceux qui conspirent avec les étrangers et les rebelles. Les plus criminels sont ceux qui cherchent « à dépraver les mœurs et à corrompre la conscience publique. » Tout citoyen est tenu de les dénoncer. Le comité de salut public peut les traduire tous et directement devant le tribunal révolutionnaire. Cette disposition visait les montagnards. Elle fut votée cependant ; mais, le lendemain, Merlin la fit abroger. Robespierre était absent. Il revint, le 12 juin, s’indigna et menaça avec des mots terribles de sectaire : « Il ne peut y avoir que deux partis dans la Convention, les bons et les méchans. » Bourdon eut l’imprudence de protester : « Je ne suis point un scélérat ! » — « Je n’ai pas nommé Bourdon, répliqua Robespierre ; malheur à qui se nomme lui-même ! .. Tallien est un de ceux qui parlent sans cesse avec effroi et publiquement de la guillotine comme d’une chose qui le regarde. » Merlin déclara que son cœur était pur. La Convention lit amende honorable, et rétablit l’article qui la livrait.

Robespierre a atteint son but : il est omnipotent. L’heure est venue de dévoiler son secret. Ces occasions durent peu. C’est à les saisir que se jugent les hommes d’Etat. Mais Robespierre n’a pas de secret. Il continue de tuer, immolant indistinctement royalistes, républicains, chrétiens, athées, maîtres, serviteurs, bourgeois, paysans, riches, pauvres, des pauvres surtout parce que à tuer au hasard. dans la foule, on en tue toujours davantage ; envoyant tout à son autodafé, le juif, le sorcier, l’hérétique, le musulman, l’incrédule, le superstitieux, le savant, l’insensé et jusqu’aux misérables qui se cachent et se taisent, suspects, en se cachant, de penser à mal, et, s’ils se taisent, de ne point dénoncer le crime. Robespierre a pu, par instans, s’effrayer de son ouvrage, s’effrayer surtout de n’en point découvrir le terme et de se voir voué indéfiniment à l’office de bourreau. Il a pu, dans l’horreur de cet office, se payer de l’illusion qu’en tuant davantage et avec plus de méthode, il arriverait à n’avoir plus besoin de tuer. Mais ce jour ne viendrait que quand tous les vicieux et tous les dissidens étant exterminés, l’unité de parti, l’unité de foi, l’unité de cœur existeraient en France. L’aberration même de ce projet que lui prêtent ses apologistes montre