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L’Angleterre effrayée, réunissant en hâte toutes ses divisions, n’avait pu donner à l’amiral Hardy que 40 vaisseaux : ses troupes, réduites par la lutte qu’elles soutenaient en Amérique à quelques dépôts et à des milices mal exercées, étendaient un trop mince cordon sur le littoral de la Manche. Enfin c’était d’Orvilliers qui commandait la puissante flotte combinée, celui-là même qui, l’année précédente, avec des forces égales, avait contraint les Anglais à se retirer dans leurs ports… Pouvait-on douter d’un succès complet quand on avait pour soi tant de chances favorables ?

Malheureusement l’administration de M. de Sartines ne s’était pas montrée à la hauteur de sa tâche ; les approvisionnemens de l’escadre française étaient trop limités et les équipages, déjà incomplets au départ, étaient décimés par le scorbut. 3,000 malades encombraient, dès le commencement d’août, les faux-ponts et les cales de nos navires ; le 20, le commandant en chef renvoyait à Brest huit vaisseaux désormais incapables de combattre…

Nos forces avaient cependant encore une telle supériorité qu’elles pouvaient triompher de tant d’obstacles : déjà un vaisseau de l’amiral Hardy avait été capturé par les frégates de l’armée combinée ; déjà la flotte anglaise, renfermée dans Plymouth, nous cédait la domination de la Manche, lorsqu’un violent coup de vent d’est rejeta nos vaisseaux à plus de cent milles au large.

Non, il faut le reconnaître : les destins ne l’ont pas voulu ! Que de fois ils ont sauvé cette nation d’un désastre irréparable ! Que de tempêtes ils tiennent en réserve pour disperser les Armadas, que de Cordovas pour paralyser les plus généreux efforts, que de Villeneuves pour ruiner les plans les mieux conçus !

De ces tentatives toujours vaines, toujours renouvelées pourtant parce qu’elles sont toujours séduisantes, nous pouvons tirer du moins nos dernières conclusions.

Quand on jette un coup d’œil d’ensemble sur ces grandes guerres, on voit bien que les flottes n’y luttent plus seulement pour avoir le droit de promener sur les mers leurs pavillons victorieux, satisfaction assez vaine au fond, mais bien pour préparer, pour appuyer l’action des armées chargées des opérations décisives. Les combats engagés dans ce dessein, les efforts, plus difficiles peut-être, soutenus contre les élémens, marquent toujours pour les escadres le moment le plus intéressant de la lutte ; il peut y avoir plus tard des rencontres importantes au point de vue exclusivement tactique, il peut y avoir un Aboukir, qui n’empêcha pas Bonaparte de conquérir l’Egypte ; il peut y avoir un Trafalgar, sacrifice inutile, coup de désespoir d’un amiral affolé par de justes reproches ; mais il n’y a plus de hautes combinaisons, il n’y a plus d’opérations stratégiques.