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il tenait toujours à sa réputation de bel esprit et souffrait de la voir contestée. Le scandale qu’il donna en quittant la toge pour le pallium ayant ranimé les médisances, il lui fut impossible de se contenir. Il voulut, en répondant à ses détracteurs, prou ver qu’il n’avait rien perdu, qu’il était parfaitement en vie et qu’on annonçait sa décadence trop vite. Pour les combattre, il reprit ses anciennes armes et s’efforça de leur montrer qu’il savait toujours s’en servir. Il redevint, pour un moment, le rhéteur et même le philosophe d’autrefois. Il lâcha la bride aux métaphores ; il mit toute son érudition en mouvement ; il se fit plus maniéré, plus subtil, plus raffiné qu’il n’avait jamais été : il tint à se dépasser lui-même. Le résultat de ce beau travail fut le traité du Manteau.


V

Ce traité n’est donc on lui-même qu’un jeu d’esprit, une curiosité littéraire, et mériterait à peine de nous arrêter un moment, si l’on n’en pouvait tirer quelques conséquences générales, qui me paraissent importantes. Tertullien n’est pas le seul, chez les auteurs chrétiens, qui ait fait des concessions fort singulières à la rhétorique et au bel esprit. On les remarque un peu plus chez lui, parce qu’il semble qu’avec son tempérament et ses opinions il y devait plus échapper que les autres ; mais les autres n’en sont pas exempts. Arnobe et Lactance, pour n’en citer que quelques-uns, étaient des rhéteurs célèbres, et l’on s’en aperçoit bien en les lisant ; saint Ambroise, dans ses plus beaux ouvrages, imite Cicéron et quelquefois même le copie sans en éprouver aucun scrupule. Saint Jérôme y met plus de façons ; il se reproche, comme un crime, le goût qu’il ressent pour le beau langage, et n’arrive pas à s’en corriger.

Ce goût, dont les écrits des pères portent à chaque instant la marque, s’explique fort aisément : il leur venait de la manière dont ils avaient été tous élevés. C’est pour nous une grande surprise de voir que le christianisme, qui aspirait à changer le monde, qui voulait prendre l’homme entier, s’imposer à son esprit comme à son cœur, ne soit pas parvenu à créer un enseignement nouveau pour la jeunesse. A vrai dire, il paraît ne s’en être pas même occupé. N’a-t-il pas vu l’intérêt qu’il y avait pour lui à refaire l’éducation publique et à y mettre un esprit qui fût en rapport avec sa doctrine, ou a-t-il pensé qu’il ne pourrait pas y réussir ? Je l’ignore ; ce qui est sûr, c’est qu’il ne l’a pas essayé. Quand il eut fait ses premières conquêtes dans le peuple, et qu’il s’attaqua aux classes élevées, il trouva chez elles un système d’enseignement qui s’y