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dans la Manche que se déciderait le sort de ces places fortes, et leurs objections, leurs retards, quelquefois calculés, paralysaient les efforts des escadres combinées.

Comptons aussi sur la difficulté, pour les coalisés, de réunir leurs forces : pour une jonction réussie à souhait, celle qui, en 1781, fit converger des Antilles et de Boston vers la baie de la Chesapeake les forces françaises et américaines dont la victoire de Yorktown allait couronner les opérations, combien d’autres de manquées ! L’Angleterre le savait bien quand elle brava deux fois en vingt ans les ligues des neutres : en 1781, la flotte batave, avant d’avoir pu combiner son action avec celle des escadres franco-espagnoles, fut mise hors de cause pour toute la guerre au terrible combat du Dogger-Bank. En 1801, quand la ligue des puissances de la Baltique menaça son omnipotence sur mer, l’Angleterre prit hardiment l’offensive avant que les alliés eussent pu se concentrer, écrasa à Copenhague les batteries flottantes des Danois, et, par ce coup de vigueur, trancha les liens de la coalition.

Il y a là, pour nous, des exemples à méditer.

Comptons enfin sur la jalousie, peut-être sur l’antipathie qui séparerait aujourd’hui les escadres de certains coalisés ; l’avenir se chargera de montrer jusqu’à quel point la politique froidement calculatrice des cabinets peut étouffer, aux heures des grandes crises, les sentimens intimes des peuples que divisent des souvenirs amers et des intérêts opposés.

Ce sont là de ces forces morales dont l’exacte appréciation, nous l’avons dit, est une des bases de la stratégie.

Pouvons-nous maintenant lutter seuls contre l’Angleterre ? le moment serait mal choisi pour s’en flatter, quand cette puissance va dépenser en quatre ans 600 millions pour ses constructions navales. La force de la marine britannique était jusqu’ici calculée en vue d’une guerre contre la France, soutenue par une puissance maritime de second ordre : c’était la tradition des grandes luttes du siècle dernier. Aujourd’hui, cela ne suffit plus à nos orgueilleux voisins : ils veulent être, ainsi que le disait dernièrement M. le ministre de la marine, « aussi forts que tous les autres réunis : » du moins y a-t-il là, pour notre politique générale, une indication précieuse.

En ce moment, la flotte anglaise ne compte pas moins de 52 cuirassés d’escadre, 18 gardes-côtes, 24 croiseurs de 1re et 2e classe, 28 de seconde, 10 croiseurs-torpilleurs, 23 croiseurs auxiliaires, 10 avisos-torpilleurs, 88 torpilleurs de Ier classe, 73 de seconde classe et un nombre considérable de corvettes, d’avisos, de canonnières, exclusivement destinés aux stations lointaines.