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historiques auxquels l’auteur fait allusion nous permettent d’en savoir la date précise ; il est-de l’an 208 ou 209, c’est-à-dire de la fin du règne de Septime Sévère. Tertullien avait alors, écrit ses plus beaux ouvrages, expliqué et défendu sa foi, livré ses plus vigoureuses batailles contre les païens et les hérétiques. Non seulement il était chrétien depuis longtemps, mais le christianisme orthodoxe ne suffisait ; plus à cet esprit emporté. Il accusait l’église de faiblesse, parce qu’elle était sage et modérée : il lui reprochait de ménager la société et le pouvoir, parce qu’elle refusait de les braver follement et de s’en faire des ennemis irréconciliables, il l’avait enfin quittée pour une secte plus rigide. Et c’est à ce moment même, entre deux ouvrages inspirés par le plus sévère montanisme, que nous le voyons se retourner vers ce monde dont il. s’était séparé avec éclat. Après l’avoir tant de fois accablé de ses insultes, il lui fait des avances, il flatte ses goûts, ii s’empreint de ses idées, il copie sa façon d’écrire, et de sa retraite, où on le croit occupé des plus graves problèmes, il lui adresse un livre brillant et futile, un ouvrage de rhéteur, où il se met l’esprit à la torture pour mériter de lui plaire.

Qu’en doit-on conclure ? Qu’au fond, il était moins détaché du monde qu’il ne le prétend, et qu’entre eux il restait encore un lien, un seul peut-être, qu’il n’avait pu briser. Il parle assez légèrement quelque part des gens qui, dans les temps nouveaux, s’obstinent à conserver le souvenir et la curiosité de la vieille littérature ; il est de ceux-là plus qu’il ne paraît le croire. Il a subi, dans sa jeunesse, le charme des lettres : c’est un mal dont il n’a jamais pu se guérir. Nous plaisantons volontiers de la vieille rhétorique, avec ses argumens puérils, ses fleurs fanées, son pathétique de convention, ses amplifications éternelles. Il faut bien croire qu’elle avait des agrémens auxquels nous ne sommes, plus sensibles, puisque personne alors ne lui échappait et qu’une fois qu’elle avait ensorcelé la jeunesse, on lui appartenait jusqu’au dernier jour. Tertullien était au nombre de ces disciples fidèles. Il n’y a pas un seul de ses ouvrages, j’entends les plus sérieux, les plus profonds, où la rhétorique ne trouve moyen de s’insinuer, et il ne faut qu’un prétexte ; pour qu’elle devienne tout à fait maîtresse. Si, par exemple, le sujet l’amène à parler du monde et surtout des femmes, aussitôt le plaisir de bien dire le reprend. Il attaque leurs défauts, l’incertitude de leur humeur, la futilité de leurs goûts et surtout la passion qu’elles éprouvent pour la parure. Le voilà qui, nous décrit les ornemens dont elles aiment à se couvrir, et ces pierres précieuses, qui servent à faire des colliers, et ces cercles d’or dans lesquels on s’enferme le bras, et ces couleurs d’un rouge de feu où l’on plonge la