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bout. Il faut qu’il dise nettement à ceux qu’il entretient de philosophie, depuis le début de son ouvrage, qu’il n’est pas un philosophe, mais un chrétien. Il le fait au moment de prendre congé de ses lecteurs, et seulement en quelques mots. Après s’être félicité d’avoir associé le pallium à une école de sagesse divine, il ajoute : « Réjouis-toi, Manteau, et triomphe. Te voilà relevé jusqu’à une philosophie meilleure, depuis que tu couvres un chrétien. » Ainsi le christianisme n’est « qu’une philosophie meilleure, » c’est-à-dire un dernier progrès accompli dans l’humanité, après beaucoup d’autres, la conclusion et le couronnement d’un long travail, qui avait commencé longtemps avant lui et dont il a profité. C’est ainsi que parlent beaucoup de savans d’aujourd’hui qui cherchent dans la sagesse antique les origines de la doctrine de Jésus. Tertullien nous dit qu’on le faisait déjà de son temps. Des chrétiens, des apologistes de la religion nouvelle travaillaient à la rapprocher des opinions des anciens philosophes ; ils étaient heureux de faire voir ce qu’elle a de commun avec eux, et triomphaient quand ils croyaient avoir montré qu’elle n’avait rien dit de bien nouveau et qui fût de nature à causer beaucoup de surprise (nihil nos aut novum aut portentosum suscepisse). Cette méthode était suspecte à Tertullien, qui en voyait les dangers. Il déclare, dans son traité de la Prescription, qu’il n’a aucun goût pour ce christianisme philosophique. Ailleurs il dit plus nettement encore qu’il ne peut rien y avoir de commun entre Athènes et Jérusalem, entre l’académie et l’église. Voilà sa pensée véritable, et je m’imagine qu’il ne pardonnerait pas à celui qui s’est permis, un jour, d’écrire que le christianisme n’est qu’une philosophie meilleure, si ce n’était lui-même !

Si grande que soit la contradiction, elle s’expliquerait facilement si l’on pouvait croire, comme beaucoup l’ont pensé, que ce traité est un des premiers qu’il ait composés, et qu’il remonte à l’époque où il n’était encore qu’à moitié converti. Beaucoup de saints personnages ont passé par la philosophie avant d’arriver au christianisme, et dans la nouveauté de leur foi ils ont quelque temps gardé la trace de leurs anciennes opinions. La lettre de saint Cyprien à Donat ressemble par momens à un traité de Sénèque plus qu’à un ouvrage chrétien. Les dialogues que saint Augustin a écrits dans sa retraite, avant de recevoir le baptême, sont des œuvres purement philosophiques où le nom du Christ n’est jamais prononcé. Nous savons que Tertullien avait traversé une crise semblable, et l’on avait de lui un ouvrage qu’il avait composé à cette époque contre les inconvéniens du mariage. Saint Jérôme, qui le trouvait fort amusant, le faisait lire aux jeunes filles qu’il poussait vers la vie monastique. Mais le traité du Manteau est bion postérieur. Les événemens