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près de quarante ans, un devancier de Grétry lui-même, et un devancier resté célèbre, — l’auteur, entre autres ouvrages qui n’avaient pas cessé d’occuper la scène, de Rose et Colas et de la Belle Arsène, du Déserteur et de Félix. Ce dernier opéra avait été représenté en 1777, et Monsigny, depuis lors, n’avait plus écrit une seule ligne de musique[1]. C’était donc, en réalité, le passé, et un passé déjà lointain que la classe des beaux-arts entendait honorer dans sa personne ; mais du moins elle satisfaisait ainsi aux exigences particulières de la situation en même temps qu’elle accomplissait un acte de justice, presque de réparation, envers un artiste trop facilement oublié, à ce qu’il semble, lors du recrutement primitif de l’Institut.

Les trois candidats de la première heure n’hésitèrent pas à s’effacer devant le vieux maître devenu maintenant leur compétiteur. A la nouvelle de la candidature de Monsigny, ils écrivirent chacun aux membres de la quatrième classe une lettre de désistement. Celle de Berton se terminait par ces mots : « Mon respect pour l’âge et pour le caractère de M. Monsigny, mon admiration pour son grand talent, m’imposent la loi de cesser, pour le moment, de prétendre à l’honneur de siéger parmi vous : trop heureux de pouvoir donner à l’auteur divin de Félix, du Déserteur et de tant d’autres chefs-d’œuvre, ce témoignage de ma vénération. » Martini exprimait en termes différens des sentimens identiques, et il ajoutait : « C’est incontestablement à M. Monsigny qu’appartient le droit d’occuper la place de Grétry. » Enfin, le plus important des trois candidats par l’élévation de son talent et, à ce titre, le mieux autorisé à solliciter pour lui-même les suffrages de la compagnie, Cherubini, avait signé une lettre ainsi conçue :

« N’ayant pas la présomption de croire que mon nom porté sur la liste des candidats qui aspirent à la place vacante dans la section de musique puisse nuire à la nomination de M. Monsigny, je

  1. A un certain moment pourtant, Monsigny avait paru tenté de faire trêve aux occupations que lui imposait sa double charge d’administrateur des domaines du duc d’Orléans et d’inspecteur-général des canaux, pour revenir à l’art qu’il avait si heureusement pratiqué jusqu’à l’âge de quarante-huit ans. Ce fut quand Sedaine, dont il avait été tant de fois le collaborateur, lui eut proposé d’écrire la musique de Richard Cœur-de-Lion. Monsigny avait d’abord accepté cette tâche, mais il ne tarda pas à la décliner, en conseillant à Sedaine de la confier à Grétry. Une lettre, aujourd’hui en ma possession, établit clairement le fait : « Ne doutez pas que Grétry ne fasse votre pièce, écrivait Monsigny à Sedaine, le 2 octobre 1784… Il aurait tort de se fâcher de la préférence que vous m’aviez donnée. Si elle ne m’était pas due pour le talent, je la méritais à un autre titre. Dans ce moment, ce n’est pas à mon refus que vous lui offrez l’ouvrage dont il s’agit, c’est au contraire moi qui vous dis : « Prenez M. Grétry…