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n’a pas été fait pour le peuple. En général, ce n’est pas de la foule que Tertullien est occupé. Un homme comme lui, naturellement porté aux subtilités et aux exagérations, prompt à sortir de ces grandes voies de modération et de bon sens que suivent si volontiers les génies bien équilibrés, comme saint Augustin ou Bossuet, devait se plaire dans les petits comités et les cercles restreints ; mais jamais il n’a plus évidemment travaillé pour une société étroite et fermée. C’est au petit monde des gens d’étude et d’école que le traité du Manteau s’adresse : eux seuls étaient capables de le comprendre ; c’est pour leur plaire qu’il se sert de cette langue pénible, qu’il entasse tant d’allusions historiques et mythologiques, qu’il cherche partout des façons de parler nouvelles et inattendues, — que par exemple il dit : regarder avec les yeux d’Homère, homericis oculis spertare, pour : regarder sans voir, — ou, qu’afin de mieux poindre la régularité des plis formés par le manteau quadrangulaire, il l’appelle ''quadrata justicia, — ou que, faisant allusion à l’arbre qui porte la laine et à certains crustacés dont on peut tirer une matière qui sert à fabriquer des tissus, il prétend « que nous semons et que nous péchons nos habits. » Tout, à peu près, est écrit de cette façon. Ce style ne lui appartient pas en propre : on parlait ainsi autour de lui dans les sociétés de lettrés. Il n’en est pas non plus le créateur, puisque nous en savons les origines. Elles remontent à cette école brillante ou brillantée de Sénèque, qui voulait mettre de l’esprit partout et ne parler qu’en figures. À ces raffinemens, un écrivain d’Afrique, Apulée, a trouvé moyen d’ajouter encore. C’est chez lui qu’on rencontre en abondance ces petites phrases hachées qui se répondent ou s’opposent l’une à l’autre, deux à deux ou trois à trois, avec des rimes ou des assommées. Tertullien est leur successeur, leur élève, et souvent il surpasse ses maîtres ; mais, dans le traité du Manteau, il s’est surpassé lui-même. La manière, la recherche, le travail, y sont poussés au point qu’il est impossible d’y voir autre chose qu’une gageure et qu’un jeu d’esprit.

Et c’est là précisément ce qui nous étonne. Tertullien ne nous fait pas l’effet d’un homme qui s’amuse à ces enfantillages laborieux. Comme à distance nous sommes portés à simplifier les caractères, et à ne plus voir chez les gens de talent que leur qualité maîtresse, nous nous le figurons toujours sérieux, et uniquement préoccupé des intérêts de sa foi. Aussi le traité du Manteau est-il pour nous une très grande surprise ; et notre surprise augmente encore si nous laissons de côté la façon dont il est écrit pour pénétrer jusqu’au fond et examiner les idées. Il s’en trouve beaucoup que nous ne sommes pas accoutumés à rencontrer chez lui. Je ne parle pas