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homme très sensé, ne peut s’empêcher d’en éprouver une violente colère. Eh quoi ! , dit-il, Tertullien soutient que, parce qu’autrefois les Carthaginois ont porté le manteau et qu’ils l’ont quitté pour la robe, il a le droit de quitter la robe pour revenir au manteau ! « Mais est-il permis présentement de prendre la toque et la fraise, à cause que nos pères s’en sont servis ? Et les femmes peuvent-elles porter des vertugadins et des chaperons, si ce n’est au carnaval, lorsqu’elles veulent se déguiser en masques ? » Il nous fait des descriptions pompeuses et magnifiques des changemens qui arrivent dans le monde, et prétend en conclure que, puisque tout se renouvelle et que rien ne reste le même, il peut bien se permettre de changer d’habit. « Peut-on de sang-froid et de sens rassis tirer des conclusions pareilles ? et pourrait-on les voir tirer sans en rire, si cet auteur n’étourdissait et ne troublait l’esprit de ceux qui le lisent. » Malebranche a tout à fait raison. Il est sûr que Tertullien n’a rien prouvé du tout ; mais il n’en a pas moins atteint son but, car il ne voulait rien prouver. Lorsqu’il traite un sujet sérieux, qu’il a quelque erreur à réfuter, quelque vérité à établir, il s’y prend autrement ; est-il besoin de rappeler que l’auteur de l’Apologie et du traité de la Prescription sait être, quand il veut, un raisonneur puissant, un dialecticien vigoureux ? S’il ne l’a pas été ici, c’est qu’il ne voulait pas l’être. Il ne prétendait pas livrer une bataille véritable, mais un combat à armes émoussées, comme ceux où s’exerçaient les gladiateurs avant, les luttes sans merci. On l’attaquait sans conviction, il s’est défendu sans sérieux. On avait pris la première occasion pour le taquiner ; il s’est servi de la réponse comme d’un prétexte pour s’amuser à faire briller son esprit.

On achèvera de se convaincre qu’il n’a pas eu d’autre dessein, si l’on observe de quelle manière l’ouvrage est écrit. Tertullien est partout un écrivain obscur, précieux, plein d’expressions violentes et singulières qu’on ne saisit pas toujours du premier coup ; mais ici la recherche et l’obscurité passent toutes les limites. C’est une série d’énigmes que l’auteur paraît proposer au public. Quand on commence à lire le traité du Manteau, il semble qu’on entreprend un voyage dans les ténèbres. Il est vrai qu’au bout de quelque temps il arrive à ceux qui le lisent comme aux. Cens qui prennent l’habitude de deviner les rébus : les yeux se font à cette pénombre ; on commence à s’y reconnaître ; on devient familier avec ces procédés de style qui sont presque partout semblables ; on se sait gré de la difficulté vaincue et l’on finit même par y prendre quelque plaisir. Il me semble qu’à ces caractères, il est facile, de deviner pour qui le traité de Tertullien est écrit. Quoiqu’il s’y trouve des mots et des tours populaires, on peut être certain que l’ouvrage