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ont peut-être des décillions de décillions de siècles d’existence ; ou, ce qui revient au même, depuis des décilliens de décillions de siècles, aucune volonté particulière n’a atteint ni notre univers ni l’atome. Comme l’imagination humaine ne saisit pas la différence entre l’infini et l’indéfini, cela suffit pour les certitudes dont nous avons besoin. Entre une probabilité d’un milliard contre un et la certitude nous ne distinguons pas. L’induction : « Le soleil s’est levé aujourd’hui, il se lèvera demain, » nous donne une pleine sécurité ; cette grande construction par à peu près, qui est la vie humaine, trouve une base plus solide qu’elle-même dans ce fait que jamais, à notre connaissance, les lois de la nature n’ont subi d’infraction.

Mais, de ce que cela n’est point arrivé, au moins depuis un temps énorme, est-on en droit de conclure que cela n’arrivera jamais ? Le monde est peut-être le jeu d’un être supérieur, l’expérience d’un savant transcendant, possédant les derniers secrets de l’être. Un chimiste de génie réussira-t-il un jour à décomposer l’atome simple ou à le supprimer ? Jusqu’à la veille du jour où une telle découverte se fera, les consciences qui peuvent exister dans l’atome[1] diront, comme nous disons : « Le monde est immuable, éternel, » et, au moment de la découverte, elles reconnaîtront leur erreur. De même, un être supérieur portera peut-être un jour atteinte à la loi de stabilité de notre univers, sans avoir beaucoup plus de souci des êtres qui s’y trouvent que le manœuvre qui gâche une motte de terre n’en a des insectes qui peuvent y mener leur petite vie. Sans aller jusqu’aux profondeurs de. L’action chimique, prenons pour objet de notre méditation tel atome perdu dans les masses de granit qui forment les substructions de nos rivages. Voilà des milliers de siècles qu’il existe, et, s’il y a dans cet atome des êtres pensans, leur opinion doit être que leur monde, si petit pour nous, si grand pour eux, est impénétrable, infini, autonome, vivant de lui-même. Ils se tromperaient cependant. Vis-à-vis de la côte de Bretagne où j’écris ces lignes[2], j’ai vu dans mon enfance une île, l’île Grande, qui a maintenant presque disparu. C’est M. Haussmann qui l’a fait disparaître ; les masses de granit qui la composaient forment, à l’heure qu’il est, les trottoirs des boulevards de Paris construits sous le second empire. Quand la mine commença de jouer dans ces

  1. L’atome n’est pas plus conscient que l’univers ; rien, du moins, ne le prouve ; mais, de même que l’univers, inconscient dans son ensemble, renferme des consciences, celle de l’homme, par exemple, qui ne se font pas sentir dans le tout ; de même l’atome, dans ses élémens, deux fois infiniment petits relativement à nous, peut renfermer des consciences, qui ne se font pas non plus sentir dans le tout.
  2. Septembre 1888.