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à choisir, dans cette masse de faits que lui fournissent ses immenses lectures, ceux qui se prêtaient le mieux à être exprimés d’une manière piquante. Il montre que la nature change continuellement d’aspect, qu’elle n’est pas la même le jour que la nuit, l’été que l’hiver, pendant l’orage ou pendant le calme. Autrefois les mers ont couvert les montagnes et elles y ont laissé des coquillages qui attestent leur séjour ; les volcans bouleversent les terres, les continens deviennent des îles, les îles se perdent au fond des mers. Les bêtes aussi sont sujettes à mille variations et nous les voyons prendre des formes et des couleurs différentes sous nos yeux ; à ce propos, Tertullien ne parle pas seulement du paon et du caméléon, qui lui donnent l’occasion de descriptions brillantes, mais de la vipère qui, à ce qu’on croyait, change de sexe, mâle pendant une saison, femelle ensuite ; du serpent « qui, en entrant dans son trou, sort de sa peau et quitte ses années avec ses écailles[1]. » Et l’homme, que de fois, depuis qu’il a commencé à se couvrir d’un vêtement de feuilles, n’a-t-il pas changé la matière ou la forme de ses habits ! Comme il s’est tour à tour vêtu de lin, de laine, de soie, au sujet de ces divers tissus, de leur nature, de leur préparation, de la manière dont on les a découverts et employés, l’érudition de Tertullien se donne carrière. C’est un luxe fatigant de souvenirs, d’allusions, d’anecdotes, tirés de la mythologie, de l’histoire, de la science naturelle, j’entends la science comme on la comprenait alors, celle de Pline l’Ancien, que notre auteur reproduit avec une confiance imperturbable, et qu’il pare de toutes les fleurs de sa rhétorique. Il y mêle une foule de réflexions morales sur le costume des hommes et celui des femmes, sans oublier les gens comme Achille, qui ont porté les vêtemens des deux sexes, ou comme Omphale, qui eut un jour la fantaisie de se couvrir de la peau du lion de Némée, ce qui donne un prétexte à Tertullien pour s’indigner au nom de tous les monstres qu’Hercule a vaincus et dont la dépouille a été profanée par un caprice de courtisane.


IV

Il me semble que cette analyse d’une partie de l’ouvrage de Tertullien suffit pour donner une idée du reste. Elle montre de quelle façon il raisonne. Ses argumens, il faut bien l’avouer, ne sont pas irréprochables, et Malebranche, qui se pique d’être un

  1. Toute cette amplification interminable paraît être un lieu-commun d’école. On la retrouve développée de la même manière dans le discours qu’Ovide prête à Pythagore à la fin de ses Métamorphoses.