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remplissait les fonctions, et ses ennemis prétendaient qu’en s’habillant comme un Grec, il avait cessé d’être Romain. Mais depuis longtemps on était devenu moins rigoureux, et l’on se permettait de faire beaucoup, d’infidélités à la toge. C’était un vêtement majestueux, mais fort incommode. « Il n’y en a pas, dit Tertullien, qu’on soit plus heureux de quitter. C’est bien le cas de dire qu’on le porte : on n’en est pas couvert, mais chargé. » Aussi s’en servait-on le moins possible. Juvénal prétend qu’il y avait des municipes, en Italie, où personne ne la mettait que pour se faire enterrer décemment, nemo togam sumit nisi mortuus. A Rome, les malheureux cliens, obligés de revêtir l’habit’ de cérémonie pour aller, le matin, saluer le patron et chercher la sportule, regardaient cette nécessité comme un supplice[1]. A plus forte raison devait-elle paraître gênante dans les pays chauds, comme en Afrique. N’est donc vraisemblable qu’à Carthage les gens qui tenaient à être à leur aise ; et ne voulaient pas étouffer, se contentaient le plus souvent de la tunique, et ne prenaient l’habit officiel que dans les grandes occasions. Cependant Tertullien nous dit que, lorsqu’il osa y renoncer et mettre le manteau grec, ou affecta de paraître indigné. Cette indignation ne devait pas être fort sincère, et, quoiqu’elle se couvrit de prétextes très honorables, au fond, elle s’explique par des motifs peu élevés. Un homme comme Tertullien, si célèbre et si violent, devait avoir beaucoup de jaloux et d’ennemis. Il était rude à ceux qui ne partageaient passes opinions, aussi saisirent-ils avec empressement l’occasion qu’il leur offrait de se venger, elle était d’autant plus favorable qu’ils avaient l’air, en attaquant un adversaire qui ne les avait pas ménagés, de défendre les traditions anciennes et l’honneur national. Quand ils le voyaient fièrement passer, dans les rues de Carthage, avec son accoutrement nouveau, ils semblaient transportés de colère, ils levaient les bras au ciel, en disant : « Il a quitté la toge pour le pallium, a toga ad pallium ! » Dans un petit ouvrage qu’il a écrit sur la patience, Tertullien commence par avouer que c’est la moindre de ses vertus. Il n’était pas d’humeur à supporter les injures et ne se laissa pas attaquer sans se défendre. À ces gens qui ; pour lui nuire, teignaient d’être des patriotes indignés, à ces prétendus partisans des vieux usages et des antiques costumes, il répondît par son traité du Manteau.

L’analyse, si l’on avait le loisir de la faire, en serait facile ; Tertullien y a fidèlement suivi la méthode employée de son temps

  1. Ajoutons que, lorsqu’on prenait la toge, l’étiquette voulait qu’on quittât la sandale, chaussure si commode dans les pays chauds, pour enfermer ses pieds dans des souliers, ce qui paraît à Tertullien un commencement de prison.