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apercevons l’ouvrier chétif qui la dirige et la transforme à sa fantaisie, en pesant du doigt sur un ressort. Comment y parvient-il ? Ce n’est pas, à coup sûr, par le ridicule excédent d’énergie physique qu’il additionne à cette force, surabondante pour broyer des milliers d’êtres comme lui. — C’est par le calcul, par l’intelligence, c’est-à-dire par l’énergie morale.

Jusqu’à ce point, les sciences physiques nous suffisaient pour la recherche des causes ; elles nous abandonnent ici, leur prudence se refuse à quitter le terrain des phénomènes qui tombent sous l’observation directe. Mais notre libre spéculation a le droit de pousser plus loin, tout en gardant les méthodes de ces sciences, en transportant dans le monde moral les lois qu’elles ont assignées au monde matériel. L’énergie morale est une, elle aussi, avec la même capacité de transformations, d’applications variées. Est-elle de même nature que l’énergie physique ? En diffère-t-elle essentiellement ? Peut-elle seulement se prévaloir d’une supériorité qualitative sur cette dernière, comme le travail mécanique sur la chaleur[1] ? — Peu nous importe ; à cette heure, nous cherchons toujours plus avant la source première de l’énergie, sans nous inquiéter de sa nature, inaccessible à nos investigations. Or, derrière l’énergie physique, agent universel du travail, nous avons trouvé l’énergie morale de l’homme, qui a pouvoir d’adapter cet agent à un travail plus utile, déterminé en vue de certains besoins. Mais pas plus que l’autre, cette énergie morale n’a sa source en elle-même ; bien qu’incomparablement plus perfectionnée, la machine spirituelle n’est pas absolument maîtresse de ses transformations, elle n’a pas conscience de toutes, et, d’ailleurs, elle n’est que la dépositaire momentanée de l’énergie qu’elle emploie ; comme elle conditionne

  1. Il est intéressant de constater que la science la plus sage, la plus émancipée de préjugés, la mieux précautionnée contre toute intrusion de la métaphysique, n’échappe pas A la nécessité d’introduire dans son vocabulaire des expressions, et partant des idées purement morales. Le professeur Tait, au cours d’une des leçons magistrales où il discute la question de l’équivalence dans les transformations de l’énergie physique, est amené à s’exprimer ainsi : « Pourquoi une certaine quantité de travail ou d’énergie potentielle peut-elle être totalement transformée en chaleur, et, cette transformation une fois effectuée, pourquoi ne peut-on plus reconvertir qu’une partie de la chaleur en forme supérieure de travail ou d’énergie potentielle ? La réponse est entièrement comprise dans le mot supérieur que je viens de prononcer. Lorsque vous transformez une forme supérieure d’énergie en une, forme inférieure, vous pouvez effectuer l’opération entièrement ; mais lorsqu’il s’agit d’une transformation inverse, — de remonter, pour ainsi dire, — alors une fraction seulement, une faible fraction de l’énergie inférieure peut retourner à l’état d’énergie supérieure. » — (P. -G. Tait. Des Progrès récens de la physique, trad. Par Krouchkoll, p. 96.) — On ne s’exprimerait pas autrement, pour caractériser, en vertu des mêmes lois, les phénomènes de la vie morale, par exemple une transformation de sensibilité en volonté.