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défend jamais que lui-même, ce qui peut faire croire qu’il n’avait pas de complices. Il est donc naturel de penser qu’en prenant le pallium il ne suivait pas une coutume, mais qu’il prétendait donner un exemple.

Comme il n’a dit nulle part d’une manière formelle les motifs qui l’ont décidé à cette innovation, nous sommes réduits à les conjecturer. De toutes les conjectures, voici celle qui me paraît la plus naturelle. Je suppose qu’en se distinguant des autres par le costume, il s’engageait à se séparer d’eux par sa conduite. C’était une sorte de profession publique qu’il entendait faire d’une vie plus grave et moins dissipée. Il n’y avait pas de moines encore, et ils n’ont commencé que bien plus tard ; mais les besoins d’où la vie monastique est sortie ont toujours existé dans l’église. De tout temps, il y a eu chez elle des chrétiens épris de perfection, et qui trouvaient que les exigences du monde, la dissipation des affaires, le charme amollissant de la famille, ne permettaient pas de pratiquer à la lettre et dans leur rigueur les préceptes du Christ. Quand ils relisaient le début des Actes des apôtres, et revoyaient le tableau de ces premières années bénies « où tous vivaient ensemble, ne possédant rien en propre et n’ayant qu’un cœur et qu’une âme, » ils ne pouvaient s’empêcher d’être saisis d’une grande confusion, et cherchaient à revenir de quelque manière vers ce paradis où les ramenaient tous leurs rêves. Ils s’imposaient alors des règles sévères et se faisaient autant que possible une existence à part ; on les appelait, chez les Grecs, des ascètes et, dans les pays occidentaux, des continens[1]. N’est-ce pas quelque chose de semblable que Tertullien a voulu faire, quand il a revêtu le pallium ? Il n’a pas prévu sans doute le grand mouvement qui, un siècle plus tard, poussa les fidèles vers les solitudes de l’Egypte ; il semble même qu’il ait voulu le condamner d’avance. En répondant à ceux qui accusaient les chrétiens d’être des gens inutiles, il leur disait dans son Apologie : « Nous ne sommes pas, comme les brachmanes et les gymnosophistes, des habitans des forêts, des exilés de la vie, neque enim brachmanœ aut Indorum gymnosophistœ sumus, silvicolœ et exsules citœ. » C’est d’une autre façon, en restant au milieu du monde et en vivant autrement que lui, qu’il prétendait inaugurer son existence nouvelle. Mais, s’il blâmait les gymosophistes, qui allaient chercher la perfection dans le désert, il ne se refusait pas pourtant à imiter d’autres sectes philosophiques. C’était l’usage, chez

  1. Il est question de ces continens (qui se volunt continentium nomine nuncupari) dans une loi de Valentinien Ier. (Code théodosien, XVI, 20.) C’étaient évidemment les prédécesseurs des moines dans l’Occident.