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pouvait écrire ces mots sans hésiter : « Il n’y a rien qui nous soit plus étranger que les affaires publiques, nobis nulla res magis aliena quum publica. » Il faut avouer que de semblables aveux, qu’un Romain ne pouvait entendre sans colère, justifient la haine que les empereurs avaient vouée au christianisme, et que, jusqu’à un certain point, ils expliquent la persécution.

Ce n’était pas assez de la provoquer par d’imprudentes paroles ; quand elle était venue, il semble que Tertullien prenait à tâche de la rendre plus lourde et plus générale. Une persécution était toujours pour la société chrétienne une épreuve redoutable. Il s’agissait de risquer sa fortune, sa liberté, sa vie, et ce sont des sacrifices auxquels on ne se résigne pas volontiers. L’église l’avait bien compris ; aussi n’exigeait-elle pas de tout le monde le même héroïsme dont elle savait bien que tous n’étaient pas capables. D’abord elle défendait sous les peines les plus sévères de courir au-devant du danger et de l’attirer sur soi par des bravades inutiles. En s’exposant soi-même, on exposait les autres ; et, d’ailleurs, était-on sûr de pouvoir triompher des supplices ? Loin de faire un devoir de les braver, elle conseillait de s’y soustraire quand on ne se sentait pas la force de les vaincre. Beaucoup fuyaient et se cachaient, et parmi ceux qui se dérobaient ainsi à la mort, il y avait des prêtres et des évêques. Quelquefois les gens riches parvenaient à force d’argent à désarmer la police : celui qui paie pour échapper aux poursuites n’est pas un héros sans doute ; il ne livre pas sa vie, mais il sacrifie sa fortune, ce qui est bien quelque chose, et l’église ne le condamnait pas. Quelquefois même on le comblait d’éloges quand il pouvait donner assez pour sauver tous ses frères, quand il obtenait par ses libéralités qu’on ne tiendrait pas compte de l’édit du prince et que la communauté ne serait pas inquiétée. Ce n’est pas l’opinion de Tertullien : il regarde toutes les précautions qu’on prend pour échapper au péril comme des faiblesses coupables. Pour lui, celui qui fuit est un lâche, celui qui dissimule un renégat. Il est honteux de devoir la vie à la complaisance de ses ennemis, et l’argent qu’un homme donne sous le manteau (sub tunira et sinu) pour se sauver le déshonore. En résumé, les persécutions lui paraissent plus à souhaiter qu’à fuir ; elles rendent les fidèles meilleurs pendant qu’ils les prévoient et s’y préparent ; elles leur ouvrent le ciel quand ils y succombent. Dans tous les cas, elles viennent de Dieu, et c’est un crime de s’opposer aux décrets de la Providence.

Tels sont les principes de Tertullien ; on voit combien les ménagemens lui déplaisent, et qu’en toute occasion, dans les circonstances les plus graves comme les plus futiles, il est toujours pour les solutions les plus rigoureuses. Cette humeur violente