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des attaques les plus vives. On ne peut en dire assez de mal ; il est la cause de toutes les crises, de toutes les souffrances, même de celles qui sévissent exclusivement dans le domaine économique. En France, il inspire, dit-on, une telle animadversion, que le peuple, qui a fait la Révolution de 1789 pour conquérir la liberté, est prêt à la sacrifier et à demander au premier dictateur venu qu’il le délivre des mains du parlementarisme. En Italie, c’est à lui qu’on s’en prend de toutes les fautes commises, dépenses exagérées de l’armée et de la marine, déficit croissant du budget, ruine des campagnes, émigration croissante, politique coloniale et, cette faute sans excuse, l’occupation de Massaouah. Récemment, à la clôture du parlement autrichien, le président Smolka reprochait aux députés d’avoir prononcé plus de neuf mille discours, dont deux mille à propos de la loi financière. En Angleterre, dans la patrie même du régime parlementaire, on dit qu’il est devenu impuissant, qu’il ne marche plus, et récemment on allait jusqu’à l’appeler la « grande nuisance. » En Amérique, comme le montrait récemment ici même M. le duc de Noailles, sous l’action de l’esprit conservateur des anciens colons, les institutions libres ont échappé aux tendances de la démocratie extrême, et cependant toutes les réformes qui se font dans l’ordre politique ont pour but de restreindre l’activité des assemblées délibérantes et de concentrer le pouvoir aux mains de certains hauts fonctionnaires. J’ai consacré une précédente étude[1] à faire voir sous quelle forme ce mouvement s’est produit au centre de la Fédération, dans la chambre des députés, où il a eu pour résultat d’attribuer au président, un vrai dictateur, et aux comités nommés par lui, un pouvoir plus absolu et moins contrôlé que celui des souverains despotiques de l’Europe. Je voudrais faire voir maintenant comment une transformation semblable s’accomplit dans les états particuliers et dans les grandes villes. Il n’est guère dans l’ordre politique de phénomène plus important et plus curieux à étudier, puisqu’il est général dans les deux mondes, partout où fonctionnent des parlemens et des administrations électives[2].

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1886.
  2. Je prendrai surtout pour guide le beau livre de M. Bryce, The American commonwealth, qui vient de paraître et qui est, à mon avis, depuis Tocqueville, l’étude, la plus complète et la plus profonde qu’il y ait de la grande république. Membre du parlement anglais, ancien sous-secrétaire des affaires étrangères, professeur de la faculté de droit de l’université d’Oxford et auteur d’une histoire de l’empire romain, M. Bryce était admirablement préparé pour bien saisir les caractères de la société américaine et pour analyser les ressorts de ses institutions. Je dois beaucoup aussi aux communications d’un publiciste américain très distingué, M. Albert Shaw, qui a entrepris de comparer le système d’administration de son pays à ceux de l’Europe.