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d’ordinaire que par des bons mots, avait le don de l’irriter, et il parle légèrement de cette société élégante et amollie qui n’était rebelle qu’en paroles, sinon armis, saltem lingua semper rebelles estis. Au contraire, il prêche partout l’obéissance aux pouvoirs établis et se montre plein de respect pour le prince, qui lui semble une sorte de lieutenant de Dieu, a Deo secundus. Mais ce respect n’a rien de servile. S’il honore l’empereur, il refuse énergiquement de l’adorer. Il lui fait sa part, une très large part, dans les choses humaines ; mais il n’entend pas lui accorder tout : « Si tout est à César, dit-il, que restera-t-il pour Dieu ? » Or César est accoutumé à tout prendre, et il est probable que ces réserves, quelque raisonnables qu’elles nous paraissent, ne seront pas de son goût. Il trouvera, du reste, dans les opinions soutenues par Tertullien, d’autres motifs de se fâcher. Nous avons vu ce que Tertullien pense des jeux publics et avec quelle rigueur il défend aux chrétiens d’y assister. Ces jeux étaient presque toujours donnés en l’honneur du prince ; ils rappelaient ou l’anniversaire de sa naissance, ou son avènement au trône, ou quelque événement heureux qui lui était arrivé ; en refusant de s’y associer, on devait paraître indifférent ou contraire à son bonheur et à sa gloire. Quand une lettre couronnée de lauriers apportait à Rome l’annonce d’une victoire, c’était l’usage, chez les bons citoyens, d’illuminer leur porte et de l’entourer d’une guirlande de fleurs. Rien ne paraît d’abord plus innocent, et nous savons que les chrétiens étaient fort empressés à rendre à l’empereur un hommage qui ne leur semblait pas contraire à leur religion. Mais tel n’est pas le sentiment de Tertullien. Il se souvient que, dans la maison antique, la porte est un endroit sacré, et que Varron lui attribue trois dieux, qui sont spécialement chargés de la protéger. N’est-il pas à craindre qu’en y plaçant des fleurs et des lumières on n’ait l’air d’honorer les idoles ? Il faut donc qu’au milieu de l’allégresse commune les portes des chrétiens seules restent sombres et nues. Les voilà ouvertement désignés à la méfiance de l’empereur et à la colère du peuple. À plus forte raison leur doit-il être défendu de se mêler, pendant les jours de fête, aux explosions de la joie populaire. Tertullien, pour les en détourner, se plaît à leur en faire des tableaux peu flattés ; il leur montre combien elles sont bruyantes, désordonnées, grossières : « La belle affaire d’allumer des feux devant sa porte, de dresser des tables dans les carrefours, de dîner sur les places, de changer Home en cabaret, de répandre du vin le long des chemins, de courir en troupe pour s’injurier, pour se battre et commettre toute sorte de désordres ! La joie publique ne peut-elle se manifester que par le déshonneur public ? » Les chrétiens resteront donc chez eux, quand