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était dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n’a pas de sens et n’est qu’un mauvais rêve ? O stupide, tu l’as vue et tu as désiré les biens de l’autre monde ! O lâche ! tu l’as vue et tu as craint Dieu... Dieu ! le ciel ! qu’est-ce que cela ? et qu’ont-ils à t’offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu’elle t’eût donné ? O lamentable insensé, qui cherchais la bonté divine ailleurs que sur les lèvres de Thaïs ! Quelle main était sur tes yeux ? Maudit soit Celui qui t’aveuglait alors ! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un moment de son amour, et tu ne l’as pas fait ! Elle t’ouvrait ses bras, pétris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t’es pas abîmé dans les enchantemens indicibles de son sein deviné. Tu as écouté la voix jalouse qui te disait : « Abstiens-toi. » Dupe, triste dupe ! ô regrets ! ô remords ! ô désespoir ! N’avoir pas la joie d’emporter en enfer la mémoire de l’heure inoubliable et de crier à Dieu : « Brûle ma chair, dessèche tout le sang de mes veines, fais éclater mes os, tu ne m’ôteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraîchit pour les siècles des siècles !.. »

Thaïs va mourir ! ô Dieu, si tu savais comme je me moque de ton enfer ! Thaïs va mourir et elle ne sera jamais à moi, jamais, jamais !

Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des journées entières, couché sur le ventre, répétant :

— Jamais ! jamais ! jamais !

Puis à l’idée qu’elle s’était donnée et que ce n’était pas à lui, qu’elle avait répandu sur le monde des flots d’amour et qu’il n’y avait pas trempé ses lèvres, il se dressait debout, farouche, et hurlait de douleur. Il se déchirait la poitrine avec ses ongles et mordait la chair de ses bras. Il songeait :

— Si je pouvais tuer tous ceux qu’elle a aimés.

L’idée de ces meurtres l’emplissait d’une fureur délicieuse. Il méditait d’égorger Nicias lentement, à loisir, en le regardant jusqu’au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout à coup. Il pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse inconnue amollissait son âme. Il lui prenait envie de se jeter au cou du compagnon de son enfance et de lui dire : « Nicias, je t’aime, puisque tu l’as aimée. Parle-moi d’elle ! Dis-moi ce qu’elle te disait ! »

Et sans cesse le fer de cette parole lui perçait le cœur : « Thaïs va mourir ! » Clartés du jour ! ombres argentées de la nuit, astres, cieux, arbres aux cimes tremblantes, bêtes sauvages, animaux familiers, âmes anxieuses des hommes, n’entendez-vous pas : « Thaïs va mourir ! » Lumières, souffles et parfums, disparaissez ! Effacez-vous, formes et pensées de l’univers ! « Thaïs va mourir ! » Elle était la beauté du monde et tout ce qui l’approchait s’ornait des reflets de sa grâce. Ce vieillard et ces sages, assis près d’elle