quoi vivre ? » C’est de ce ton qu’il réfute leurs argumens ; il n’éprouve aucune pitié pour leurs inquiétudes et leur trouble, et semble même triompher du désespoir où il les jette.
Et remarquons qu’il ne s’agissait pas seulement d’une grande bataille, qu’on livrait une fois en sa vie, pour savoir s’il fallait ou non quitter la profession qu’on avait exercée jusque-là ; le combat recommençait sans cesse. Tous les jours des questions nouvelles se posaient pour des minuties, et Tertullien, en sa qualité de moraliste intraitable, n’est pas moins exigeant pour les petites choses que pour les grandes. Sur toutes les matières, il pousse le scrupule jusqu’à des raffinemens incroyables. Il peut arriver à un chrétien d’être invité par des parens, des amis, des voisins, à des fiançailles, à une noce, aux fêtes qui se célèbrent dans les familles, quand le fils de la maison, huit jours après sa naissance, reçoit le nom qui doit le désigner, ou, à dix-huit ans, prend la robe virile ; dans ces cérémonies, il y a des prières, des sacrifices : est-il permis au chrétien d’y paraître ; et, s’il y assiste, quelle attitude doit-il garder ? Quand il rencontre un païen sur son chemin, il ne peut refuser de causer avec lui. Avec quel soin, s’il lui parle, ne doit-il pas veiller sur ses paroles ! Quels raffinemens de scrupules, pour ne pas dire un mot qui puisse compromettre sa foi ! Par exemple, il est entendu qu’un chrétien ne doit pas prononcer le nom des dieux : c’est un sacrilège. Mais que fera-t-on, quand ce nom désigne une rue ou une place publique ? Sera-t-il défendu de dire qu’un tel demeure dans la rue d’Isis ou sur le quai de Neptune ? Pour cette fois, Tertullien cède, car les plus rigoureux ne vont jamais jusqu’au bout de leur intransigeance. Mais bientôt il reprend toute sa sévérité. Un jour qu’un fidèle se disputait avec un païen, l’autre lui dit : « Que Jupiter t’emporte ! » — « Qu’il t’emporte plutôt toi-même ! » répond le chrétien, sans penser à mal. Aussitôt Tertullien entre en fureur. Parler ainsi, n’est-ce pas reconnaître la divinité de Jupiter et renoncer au Christ ? Et voilà comment un mot qui échappe dans la chaleur d’une discussion peut devenir un crime. Avec cette nécessité de se surveiller sans cesse et les périls que la foi court à chaque instant, Tertullien a bien raison de comparer la vie à un voyage sur mer entre des écueils et des bas-fonds.
Un autre danger de ce rigorisme extravagant, c’est qu’il risquait de brouiller tout à fait la communauté chrétienne avec l’autorité publique, qui était déjà bien mal disposée pour elle. Au fond, pourtant, Tertullien n’était pas un ennemi de l’autorité. Comme tous les esprits de sa trempe, il avait du goût pour les gouvernemens forts. L’opposition philosophique et libérale, qui ne se manifestait