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— Un tel genre de vie est contraire à l’usage, disaient-ils ; il est singulier et hors de toute règle.

Mais Paphnuce leur répondit :

— Qu’est-ce donc que la vie monacale, sinon une vie prodigieuse ? Et les travaux du moine ne doivent-ils pas être singuliers comme lui-même ? C’est par un signe de Dieu que je suis monté ici ; c’est un signe de Dieu qui m’en fera descendre.

Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux disciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour de l’ermitage aérien. Plusieurs d’entre eux, pour imiter le saint, se hissèrent sur les décombres du temple ; mais, blâmés de leurs frères ou vaincus par la fatigue, ils renoncèrent bientôt à ces pratiques. Les pèlerins affluaient. Il y en avait qui venaient de très loin, et ceux-là avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l’idée de leur vendre de l’eau fraîche et des pastèques. Adossée à la colonne, derrière ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous une toile à raies bleues et blanches, elle criait : « Qui veut boire ? » A l’exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et construisit un four tout à côté, dans l’espoir de vendre des pains et des gâteaux aux étrangers. Comme la foule des visiteurs grossissait sans cesse et que les habitans des grandes villes de l’Egypte commençaient à venir, un homme avide de gain éleva un caravansérail pour loger les maîtres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs mulets. Il y eut bientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Un barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par ses joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silence et de paix, se remplit des mouvemens et des rumeurs innombrables de la vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontées de l’image du saint homme Paphnuce et portant cette inscription en grec et en égyptien : On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la vraie bière de Cilicie. Sur les murs, sculptés de profils sveltes et purs, les marchands suspendaient des guirlandes d’oignons et de poissons fumés, des lièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux hôtes des ruines, les rats, s’enfuyaient en longue file vers le fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes. Tout alentour, des arpenteurs traçaient des rues, des maçons bâtissaient des couvens, des chapelles, des églises. Au bout de six mois, une ville était fondée avec un corps de garde, un tribunal, une prison et une école tenue par un vieux scribe aveugle.