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ils les font naître, qu’ils exigent qu’on accepte aveuglément leurs opinions et qu’en même temps ils travaillent à les rendre de moins en moins acceptables, qu’ils semblent-fiers de heurter le sentiment public, qu’ils prennent volontiers des poses d’athlètes et vont en guerre à tout propos, qu’ils possèdent le talent de l’insulte, et l’exercent de préférence aux dépens de leurs meilleurs amis.

Ces violens ont en général de grands avantages sur les modérés. Non-seulement ils plaisent aux violens comme eux, par l’affinité de leurs caractères ; mais ils ne déplaisent pas non plus aux timides, sur qui la décision et la force exercent un grand empire, et qui sont très portés à admirer chez les autres des qualités dont ils ne se sentent pas eux-mêmes capables. Celui-ci avait de plus un très beau génie ; il possédait une grande vigueur de dialectique, de vastes connaissances, une façon de s’exprimer frappante et personnelle. L’église, lorsqu’elle eut fait sa conquête, dut être très fière de lui ; elle avait eu jusque-là fort peu d’hommes de lettres, ce qui semblait donner raison à ses ennemis quand ils se moquaient de l’ignorance des chrétiens et prétendaient que les plus savans d’entre eux n’étaient bons qu’à discuter avec de pauvres gens ou de vieilles femmes. Les ouvrages de Tertullien réfutaient ces railleries : l’église avait enfin un défenseur qu’elle pouvait opposera tous les beaux esprits de l’école. L’apologie qu’il publia de la religion chrétienne, et qui fut un de ses premiers livres, était de nature à causer une vive admiration dans la communauté et quelque surprise en dehors d’elle. Aucune œuvre de ce genre et de cette importance n’avait encore paru en latin[1]. Et ce n’était pas seulement la langue qui était nouvelle ; la défense du christianisme y était présentée d’une façon originale et tout à fait appropriée) à l’esprit de ceux pour qui le livre était écrit. Les apologistes grecs, si nous en jugeons par saint Justin, se servaient d’ordinaire d’argumens généraux et philosophiques ; ils invoquaient on faveur des chrétiens la raison, le bon sens, l’humanité. Ils s’adressaient à

  1. Contrairement à l’opinion d’Ébert et de M. Renan, je crois Minucius Félix postérieur à Tertullien. Récemment, M. Massebieau, dans un article très intéressant de la Revue de l’histoire des religions (t. XV, mai 1887), me paraît avoir opposé d’excellens argumens à ceux de M. Ébert, qui, jusqu’ici, ont paru faire autorité. La question me semble surtout vidée par la découverte qu’on a faite à Constantine, l’ancienne Cirtha, d’inscriptions qui concernent Natalis, l’un des interlocuteurs de l’Octavius et qui sont postérieures au règne de Septime Sévère. À ce propos, je ferai remarquer que Minucius Félix, aussi bien que Natalis, était né en Afrique, et qu’on a récemment trouvé à Carthage et à Tebessa des inscriptions qui relatent ce nom. Ainsi, les premiers chrétiens qui aient écrit en latin, aussi bien à Rome qu’à Carthage, étaient Africains de naissance. Ne serait-ce pas qu’à Rome, comme dans les grandes villes envahies par les Orientaux, le christianisme persista longtemps à parler grec, tandis qu’en Afrique, dès le premier jour, il s’exprima en latin ?